C’est l’histoire de la vie !

Il y a une blague assez récurrente de la part des proches masculins d’un étudiant en médecine : « si tu fais un stage en gynécologie, tu veux bien me prendre comme assistant ? »

Examinons cette requête.

Premièrement, ceux qui suivent un peu ce blog savent que les externes sont placés au bout du rouleau de la chaîne des salariés de l’hôpital : par exemple, à Lille, ils paient plein tarif pour manger ou pour se garer sur les parkings des hôpitaux ; à Roubaix, la Direction des Affaires Médicales ne veut même pas leur prêter de blouse pour bosser (ok, vous êtes prof, voici votre classe, mais c’est vous qui ramenez votre tableau noir). Or, les patients qui arrivent au Centre Hospitalier – voire Universitaire Régional – s’attendent à être pris en charge par des professionnels de santé spécialisés, pas par des jeunes hommes avec une blouse de femme trop courte qui traînait dans un placard. C’est un peu comme s’ils venaient manger chez Maxim’s et qu’on les servait dans un cornet de frites en papier tâché de graisse…
Toutefois, les patients acceptent souvent très bien d’être vus par des « externes » (j’évitais quand même le mot « étudiant », par principe), ou par des deuxième-troisième années (PCEM2-DCEM1) passant juste en troupeau pour « palper leur gros cou » ou « écouter leur souffle cardiaque »… Mais il ne faut pas exagérer de la bonté des gens en rajoutant un assistant à l’assistant de l’assistant ; que dirait-on si le sommelier de Chez Maxim’s venait systématiquement avec le travailleur saisonnier qui a piétiné le raisin en septembre 1996 ?

Deuxièmement, il faut savoir que la gynécologie-obstétrique, ce n’est pas un défilé de mode de naturistes. Il s’y dit des phrases sans glamour telles que « et vos dernières règles datent de quand ? », « vous pouvez enlever le bas, s’il vous plait ? », « je vais faire un examen gynécologique », « oui, l’échographie c’est par l’intérieur au premier trimestre de grossesse, en effet, désolé ». Le genre de truc que Karl Lagerfeld n’ose prononcer que rarement lors des démonstrations de Haute Couture.

Vous comprenez donc qu’il apparaît impossible tant pour les patients que pour vous-même de vous inviter physiquement en stage de gynécologie-obstétrique. Toutefois, compte tenu de la récurrence de cette fameuse blague de « l’assistant de gynécologie », je peux quand même vous proposer une petite visite mentale…

J’ai fait mon stage d’externe en été de fin de quatrième année (DCEM2), à Roubaix. Pour situer un peu l’action, il est conseillé de ne pas laisser sa voiture face à la maternité la nuit, et pour rejoindre la chambre de garde, l’infirmière et l’interne vous recommandent de passer derrière les blocs chirurgicaux et les salles de consultation plutôt que faire dix mètres dehors.

Le décor est posé et il ressemble à un Brooklyn lillois. Présentons les acteurs…

Quand vous êtes externe, vous avez des journées et des nuits aux urgences gynécologiques et obstétriques (grossesses de moins de 28 semaines d’aménorrhée – ou pour coller au dialecte local « j’m’suis po r’vue d’puis six mo' »). Vous interrogez la dame sur ses antécédents en insistant sur ses menstruations façon adolescent avide de connaissances sur la physiologie féminine (l’acné et la voix de machine à laver en moins – normalement), vous posez des questions sur les douleurs, le sang, le pipi et le caca, puis vous prenez sa tension artérielle et lui demandez d’aller faire « pipi dans un petit pot ». Si elle est polie, la dame vous félicite pour votre allitération en « p » puis se retire dans ses modernes latrines.
Pendant la petite commission, vous sortez le spéculum, un gant en plastique à deux doigts probablement imaginé initialement pour le Noël des petits lépreux (« si je puis me permettre, Thérèse, une bonne paire de moufles et hop ! »), vous enfilez un préservatif lubrifié sur la sonde d’échographie, et la patiente revient alors en tripotant son petit pot de pipi posé sur un pâle papier trempé.

La bandelette urinaire selon Karl Lagerfeld
La bandelette urinaire selon Karl Lagerfeld

Tout en trempant la bandelette multicolore dans le pipi, vous demandez à la patiente d’enlever le bas (« même la culotte ? » « — non non, je regarde juste le haut des cuisses à la recherche de cellulite »). Juste après avoir fermé le rideau entre la porte et la salle d’examen, vous allez chercher votre gentil(le) interne et, sous son regard professionnel, du haut de vos 22 ans, vous faites l’examen gynécologique (toucher vaginal, spéculum), complété le plus souvent par une échographie endovaginale.

La scène est enfin posée : Brooklyn, la patiente, l’externe sans assistant, l’interne. Mais il manque encore un protagoniste important : le mari.
Pendant tout votre manège avec vos questions, le pipi, le préservatif sur la sonde, le gant pour lépreux, il est là, tapi dans l’ombre et vous observe d’un regard noir. Durant l’examen, il attend derrière le rideau, seul avec ses pensées et ses questions (« Ingrid, quand tu vas au cinéma, est-ce que tu préfères aller voir les films d’aventure ou les comédies… ? »). Et s’il émet quelques vagues protestations sur le fait que vous soyez un homme, l’interne insiste pour que vous fassiez quand même l’examen, en accord avec l’affiche dans la salle d’attente stipulant qu’on ne peut pas choisir le praticien aux urgences comme on le fait en consultation (et puis de toute façon aujourd’hui il n’y a que des mecs en garde…)
Donc si vous suivez bien, en gynécologie à Roubaix, on insiste pour que vous voyiez toutes les patientes, y compris les femmes des mecs louches à deux heures du mat’, et en même temps on vous déconseille de faire dix mètres dehors en pleine nuit…

Et à la fin, deux fois sur trois, tout est normal et vous concluez à des douleurs ligamentaires (la faute au gros utérus), à traiter par du paracétamol.

Voilà, c’était une petite vision des urgences gynécologiques. A Roubaix, les activités sont variées pour les externes nordistes, l’ambiance est super et de réputation, vous apprenez la pratique mieux qu’ailleurs. Heureusement car vous y passez tout votre temps : onze gardes de 24 heures (assister aux accouchements, voir les urgences, aider pour les césariennes, réaliser les électrocardiogrammes), huit journées de 10 heures (aux urgences) et huit matins au bloc (aider en chirurgie gynécologique), soit environ 360 heures sur 6 semaines sans respect pour les week-end, payées 700 euros.
Un « externe étudiant archiviste électrocardiographe ambulant et aide opératoire » avec un emploi du temps bolchévique pour un tarif horaire inférieur à celui d’une jeune baby-sitter collégienne : une pensée pour Martine Aubry qui estime que les médecins doivent beaucoup à la société qui leur a payé leurs études et qu’en échange ils n’ont qu’à se voir imposer des campagnes désertées au terme de leur 9 à 11 ans d’étude.

Petite parenthèse sur l’électrocardiogramme de la maternité de Roubaix, parce que ça vaut le détour. On pourrait en effet s’attendre à de superbes appareils rutilants, à la pointe de la technologie, puisque la Direction des Affaires Médicales économise sur les blouses d’externe et sur nos salaires (« ah vous avez demandé vos deux semaines de congé sans solde, mais le service refuse que vous le preniez… Ça m’étonnerait qu’on puisse vous payer pour votre travail. Mais bon, vous pouvez toujours essayer de nous fournir une attestation de refus de votre congé co-signée par votre chef de service en vacances et la secrétaire de votre faculté fermée pendant tout l’été, on verra ce qu’on peut faire… ») Et bien non. L’électrocardiogramme de Roubaix est une vieille daube à ventouses bleues qui laissent des mamelons surnuméraires après usage, dont trois sur six ne ventousent plus rien et doivent être tenues par vous-même en même temps que vous lancez l’enregistrement. Autant dire que ça donne des tracés hyper-parasités, qui répugneront l’interne d’anesthésie, qui réessaiera de faire mieux avant de conclure que votre tracé est finalement moins moche que le sien, et que cet appareil est nul et qu’il faudrait « faire la démarche pour en avoir un meilleur » (bien sûr, les Affaires Médicales veulent que je bosse gratuitement avec ma propre blouse, mais je vais leur faire acheter un électrocardiogramme à 2000 euros !)

Au bloc gynécologique, vous y allez pour tenir des jambes, des seins, des pinces suspendues à des cols utérins. Vous êtes habillé en stérile et vous vivez dans un monde où les microbes existent partout sauf entre votre nombril et votre torse (cf. Le bloc opératoire)

Au bloc obstétrical, vous êtes aide opératoire pour les césariennes. En résumé ça donne : passe-moi le scalpel, aspire, la pince bidule, les ciseaux machins, aspire bon sang, coupe le cordon, un peu de fil, l’aspiration est bouchée c’est pas possible, ça saigne partout, ça va madame ?, c’est bientôt fini, ça se passe super bien, aspire ici, c’est un beau bébé félicitations ! Et c’est effectivement un beau bébé, accouché en une petite demie-heure.

Enfin, en salle de travail, vous assistez et participez à des accouchements avec les sage-femmes. Et là, même si je vous passe les anecdotes du toucher vaginal horaire, du pichet d’eau (pardon la poche des eaux), des grimaces pré-anesthésie, et du placenta qui fait ploc dans la bassine métallique en conclusion de la délivrance, c’est vrai que c’est une belle expérience un accouchement.
Bien sûr, c’est comme la caisse d’une grande surface : vous choisissez celle qui devrait aller le plus vite à vue de nez, et finalement vous suivez l’accouchement jusqu’au milieu de la nuit tandis que toutes les autres mamans sont déjà en train d’envoyer des textos à leurs copines en suites de couches… Mais tant pis, vous êtes quand même reconnaissant aux parents d’avoir bien voulu de votre présence supplémentaire et pour eux totalement inutiles !

Votre rôle dans l’accouchement est assez simple, surtout supervisé de très près par une sage-femme : la dame a mal (contractions), son col est entièrement dilaté (genre plus que l’écartement entre votre index et votre majeur plié à 90 degrés), elle a perdu les eaux ou on a percé la poche. La sage-femme lui dit de pousser pendant que vous vous habillez en stérile, plus ou moins rapidement.

Le mobile fœtal (ça ne s’invente pas) a tourné de sa position occipito-iliaque gauche antérieure (ça non plus) pour sortir en occipito-pubien, puis il tourne la tête à l’extérieur et dégage les épaules. Il fait tout ça tout seul, comme un grand. Vous, vous devez d’abord retenir sa tête en psalmodiant « viens pas, viens pas » (en fait pour éviter les déchirures, la même raison qui pousse parfois à faire des épisiotomies), puis vous l’aidez enfin une fois qu’il ne reste plus que les épaules à sortir. Bel exemple pour plus tard : tant que t’es coincé on t’enfonce et si tu t’en sors on te filera un petit coup de main (petite pensée à DSK cette fois !)

Ensuite, vous portez le bébé jusque sur le ventre de la maman, vous clampez le cordon deux fois, vous le coupez entre ces deux pinces, vous félicitez les heureux parents et vous leur dites bien que oui Zworg c’est un joli prénom pour une fille.
Quand je dis « vous portez », c’est de la théorie. En pratique, on fait glisser maladroitement l’ex-mobile fœtal sur le ventre maternel. Il ne faut pas jouer au Roi Lion et soulever Simba pour le présenter aux parents et autres animaux de la jungle en chantant « C’est l’histoiiiire de la viiiiie », sinon il va finir dans la bassine en fer prête à réceptionner le placenta, entre les jambes de la maman. En effet, après un bain amniotique de 9 mois, Zworg est l’équivalent humain d’une savonnette de trois kilos !

Les autres présentations, le siège notamment, ou les cordons étrangleurs, tout ça c’est la sage-femme qui gère, c’est quand même un métier. Les médecins arrivent uniquement pour les forceps, la ventouse, les césariennes… Et sinon, comme disent les mamans, « il est à peine passé et c’est lui qui a gagné tout l’argent ».

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