Bref, j’étais l’interne des urgences

Bref.

Il était trois heures du matin, j’avais pas encore mangé. Mon chef venait de faire une sortie en SMUR pour un type mal en point, ça avait pris deux heures. Ils partaient sur un type pendu, finalement c’était un mec étendu. Ils n’avaient pas compris le pompier au téléphone. Ils avaient tourné dans le quartier le nez en l’air, pendant que le gars avait le sien par terre. Pendant ce temps, j’avais géré et renvoyé les petits problèmes d’entorse, de contusion, de plaies, de fracture, de je-sais-pas-mais-ça-a-pas-l’air-grave. Je venais de faire suffisamment de plâtre pour redécorer Florence.

J’avais stocké les problèmes plus importants, parce qu’on m’avait dit que si le chef ne contre-signait pas mes dossiers, j’irais seul en prison. J’avais pas envie d’aller en prison.

Quand j’ai vu mon chef revenir en poussant le brancard vers le bloc, en récitant bizarrement les éléments du bilan standard, je me suis dit que l’aide, ce n’était pas pour maintenant. Je suis passé rapidement devant les six box de consultations, pour pas qu’ils me voient. Je me suis remémoré leurs motifs d’hospitalisation : altération de l’état général, ivresse aiguë, encéphalopathie hépatique aiguë, pancréatite aiguë, bouffée délirante aiguë, insuffisance rénale aiguë. C’était aigu, mais des fois, c’était grave aussi.

Comme ma garde n’était pas assez pourrie, le mec avec la pancréatite avait gerbé sur mes pompes au moment où les infirmières lui avaient mis sa sonde naso-gastrique. Du coup, j’avais dû prendre le jean d’un aide-soignant qui faisait 10 cm de moins que moi, et les pompes d’un externe, un étudiant sous-payé, à qui je venais de dire d’aller dormir. Elles avaient des scratchs, c’était pas le pied, mais c’était mieux que rien. J’avais l’air débile, au moins les patients n’osaient plus me poser de questions trop pointues auxquelles je répondais toujours par : « euh, ça dépend, écoutez, là j’attends le bilan, après on va voir, je vais en parler à mon chef et je reviens vous dire quoi ».

Je venais d’appeler tout l’hôpital pour trouver des places libres. J’avais placé tous mes patients. J’avais l’impression de faire un high-score à Tetris.

Je suis passé dans la salle d’attente pour voir ce qu’il restait, et dans quel ordre j’allais les voir. Il y avait un mec bourré qui s’était pété l’arcade et qui répétait qu’il n’était pas bourré. Il l’était. Je l’avais vu la veille pour la même chose, j’avais passé une demie-heure à le suturer et avec ses grands mouvements désordonnés, mon geste avait perdu tout semblant de stérilité au bout de deux minutes. Il m’avait raconté pourquoi il avait bu, que c’était la première fois. Visiblement, ce soir, c’était la deuxième.

Après lui, il y avait une petite mamie qui n’arrêtait pas de geindre. Elle était là pour « bilan d’altération de l’état général et maintien à domicile impossible ». Elle n’allait pas pouvoir dire un mot, et mon examen clinique allait être trop sommaire. J’ai passé rapidement en revue les options qui s’offraient à moi : petit A, mettre ma tenue de bricoleur et aller aménager son domicile ; petit B, trouver une maison de retraite pour l’accueillir à partir de cette nuit (« Allo, je suis l’interne des urgences, excusez-moi de vous déranger à trois heures du mat’, mais il y a une dame qui vit depuis 82 ans chez elle, soit 29 930 jours, ou 718 320 heures, mais là tout de suite, de 3 heures à 9h, c’est les six de trop. Vous voulez bien la prendre tout de suite, dites ? ») ; petit C, lui donner les clés de mon appart, de toute façon moi je dors ici ce soir ; petit D, cacher de la morphine dans son sac à main et appeler les flics. Je me suis dit que j’allais plutôt la laisser en hospitalisation de courte durée pour la nuit, ils se débrouilleraient le lendemain avec cette « urgence ».

Il y avait aussi un mec bizarre qui pensait avoir un bébé dans le ventre. Soit il était fou, soit il avait mangé un enfant et en était maintenant au dessert avec sa plaque de chocolat. Dans tous les cas, il était fou. Mais les psys ne sont pas joignables la nuit le week-end. Ni la semaine en fait. Je me suis dit que j’allais plutôt le laisser en hospitalisation de courte durée pour la nuit, ils se débrouilleraient le lendemain. Il fallait quand même que j’évite de le mettre avec la vieille, pour éviter qu’il ne se mette à lui mettre des bébés morts dans le ventre.

Le fou avait l’air de s’être trouvé un ami. C’était le type qui avait agressé verbalement et physiquement l’infirmière. On m’avait raconté que la sécurité avait failli intervenir, parce qu’il voulait empêcher Audrey-Aude de s’occuper du gosse tombé des huit étages. Il parait qu’il avait été brutal, et qu’il fallait que je le vire au plus vite, parce que personne ne voulait avoir affaire à lui. C’est le genre de patient qu’on a envie de virer rapidement, avant qu’ils ne retournent le service, ou qu’ils ne se retrouvent le nez en sang contre un brancard, plaqué par quelqu’un d’un peu susceptible. Du coup, comme c’était celui qui était le plus socialement problématique, je suis allé le voir en priorité.

Il m’a raconté ces problèmes d’allergie au vinaigre, et son intolérance au paracétamol. Visiblement, c’était aussi pour les psys, mais je ne pouvais pas le garder pour la nuit, parce qu’il s’était mis tout le personnel à dos. Au bout d’un moment, j’ai compris qu’il venait pour une arête qu’il avait avalé de travers.

J’avais jamais retiré d’arête. Si j’appelais l’ORL, j’allais être la risée de l’hosto le lendemain. J’ai mis un coup de spray xylocaïné. Je suis allé aux toilettes, j’ai tapé « enlever une arête sur YouTube », j’ai regardé comment ils faisaient. Ca avait l’air facile.

Je suis revenu, j’ai retiré l’arête. Pour me remercier, il a bavé sur les pompes à scratch de mon étudiant. Je me suis dit que je ferais mieux de changer de job.

Bref, je travaille aux urgences.

Bref. Je suis allé aux urgences. – Episode du 31/01

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