J’ai fait une longue réponse à un mail, je me dis que je vais en conserver une trace ici !
La question était : « quelle méthodologie vous semble la plus adaptée à la création d’une cartographie facilitant l’orientation des patients au sein d’une CPTS ? »
Ma réponse :
Pour la thèse, la première condition est que la fiche de thèse soit validée : il faut donc (à Lille au moins) interagir directement avec des médecins et/ou patients. Tu ne peux donc pas « juste » créer un outil recensant tout ça et en faire la promotion, au titre de ta thèse : soit tu dois avoir une étape de conception avec les utilisateurs avant la création de l’outil ; soit tu dois avoir une étape d’évaluation après… soit les 2 !
Il reste donc en gros 4 possibilités que je vois (mais sûrement plus en vrai) :
Possibilité 1 – étude qualitative auprès des praticiens / patients (l’un, l’autre ou les deux) pour savoir comment ils verraient ça, quels sont leurs besoins… (certains voudront peut-être une plaquette PDF, un livret avec des numéros de téléphones, des flyers à distribuer aux patients, etc.)
Tu peux faire ça et conclure ta thèse en disant que la perspective sera de créer le site ou (si tu l’as créé), de l’évaluer.
Possibilité 2 – étude quantitative d’évaluation du site. Par habitude, je propose d’utiliser le score SUS, qui est un score simple, validé, qui parle de l’utilisabilité du site (ergonomie en fait).
Tu peux faire ça, mais en mettant dans la section Discussion > Limite que ça n’est pas basé sur des attentes des utilisateurs recherchées (ça peut être légitime si c’est basé sur un cahier des charges décidé par le bureau de la CPTS par exemple : on considère alors qu’ils répondent à leurs besoins identifiés).
(Tu as le droit d’anticiper qu’il y a des limites à ton travail : il faut juste les reconnaître honnêtement !)
Petite info utile : à Lille on a un labo d’ergonomie (CIC-IT) dirigé par le Pr Sylvie Pelayo, qui peut apporter une aide sur l’évaluation ergonomique. Ils ne font pas un score SUS, mais carrément une évaluation dans leurs locaux : un utilisateur est sur le site, accomplit des tâches en commentant à voix haute ce qu’il fait, et un assistant est derrière et prend des notes (là le bouton est difficile à trouver, il y a trop de clics pour cette tâche, etc.).
Possibilité 3 – ou l’ensemble, qui se rapproche alors d’une étude ergonomique de « conception centrée sur l’utilisateur » plus complète avec 3 phases :
1/ phase qualitative d’évaluation des besoins où tu « prends la température » auprès des potentiels utilisateurs futurs (5 à 10) avec 3-4 questions très concrètes : « quelle forme ? » (site web, plaquette, etc.) ; « quelle mise en forme ? » (carte interactive ? annuaire ? quelle couleur ? en français / multilingue ?) « quel fond ? » (les MG qui font des visites par ville, les kinés qui font de la rééducation périnéale, numéro de téléphone, mail perso, etc.) ; « pour qui ? » (1 seule version pour praticiens / 1 version prat, 1 patient) ou autre question qui te semblerait pertinente.
J’insiste sur le fait que ça n’est pas une vraie étude qualitative, dans le sens où tu ne vas pas chercher à atteindre une suffisance / saturation des données, mais plutôt dresser un rapide portrait robot de ce qu’attendront les futurs utilisateurs. (Je dis 5 à 10, mais en réalité pour ce projet très long, ça vaudrait le coup d’avoir l’avis de 2-3 IDE, 2-3 médecins, 2-3 kiné, SF, enseignant APA, et patients… ça peut monter à 15-20 personnes sondées de façon courte, sur 5 minutes d’entretien).
Tu peux aussi décider de la remplacer par du semi-qualitatif, c’est-à-dire un questionnaire avec des propositions toutes faites et des zones de commentaire libre, là encore pour essayer de ne rien oublier et de réaliser un outil qui réponde réellement aux besoins des utilisateurs. (Faire des outils qui ne répondent pas aux besoins des utilisateurs, c’est de la politique actuellement).
2/ phase de création de l’outil, en s’appuyant sur le cahier des charges défini par les besoins des utilisateurs ;
3/ phase d’évaluation de l’outil (qui permet d’en faire la promotion). Le plus simple pour moi c’est d’évaluer l’utilisabilité (score SUS), mais bien sûr tu peux aussi décider d’évaluer un autre critère !
C’est ensuite censé être itératif : les commentaires d’évaluation permettent de retourner à l’étape 2 (mise à jour de l’outil, création de nouvelles pages, etc.), puis réévaluer, etc. Il y a 6 modèles ici sur Pepite.
Une alternative peut être de faire l’étude en binôme avec étape 1 plus poussée + création de l’outil pour l’un ; étape 3 + correction de l’outil avec les remarques des utilisateurs sur l’outil final.
Possibilité 4 – étude qualitative pour créer l’outil + étude quantitative sur son contenu
Je n’ai jamais fait ça, mais c’est bigrement malin pour éviter de se taper 2 thèses en une.
En gros : étude qualitative mieux faite (« possibilité 1 ») et au lieu de rester focus sur l’outil, c’est ensuite une description du territoire de la CPTS, au moyen de cet outil… Tu peux voir sur sa thèse comment elle s’y est prise. Ca me semble un très bon compromis, même si du coup tu ne profites pas tout à fait du levier promotionnel qui consiste à diffuser le site pour l’évaluation, et prouver par cette évaluation qu’il a bien diffusé et qu’il a été testé/utilisé…
Si vous voyez d’autres possibilités, n’hésitez pas à commenter 😉
Ce 28 octobre est paru aux Editions Ellipses mon livre (version augmentée des billets de blog de décembre 2024). Vous pouvez l’acheter (version papier ou numérique) :
Faisons une rapide lecture critique de cet article.
Que dit le résumé ?
Les auteurs ont mené une étude longitudinale en utilisant les données des études 2008, 2012 et 2017 de la cohorte ELSA-Brasil (Brazilian Longitudinal Study of Adult Healt).
Parmi 12 772 participants de 35 à 74 ans sans trouble cognitif, la consommation moyenne d’édulcorant était de 92 +/- 90 mg/jour.
Au terme du suivi (en moyenne 8 ans plus tard), chez les moins de 60 ans, ceux qui étaient dans le 1/3 le plus consommateur avaient un déclin plus rapide dans la fluence verbale et la cognition globale. Chez les plus de 60 ans, aucun effet n’était observé.
Pour ceux qui veulent le lire en entier :
Est-ce que les groupes sont comparables ?
La première idée qui vient à la lecture de ce résumé est : est-ce que les groupes sont comparables ? Il est difficile d’imaginer que la consommation d’édulcorants (aspartame, etc.) ne soit pas liée à d’autres critères — âge, sexe, poids, niveau socio-économique, etc.
En pratique, ceux qui consomment le plus d’édulcorants (102-857 mg/jour) par rapport à ceux qui en consomment le moins (0-37 mg/jour) sont également statistiquement (p < 0,001) :
plus âgés (52,4 vs 51 ans)
plus souvent des femmes (57,1 % vs 49,7 %))
plus souvent issus de l’enseignement supérieur (59,8 % vs 48,6 %)
avec de meilleurs revenus (1087$ vs 860 $)
avec un IMC plus élevé (27,5 vs 26,6)
consommant plus de calories (3100 vs 2774)
plus hypertendus (37 % vs 32,9 %)
plus diabétiques (14,2 % vs 8 %)
avec davantage de maladies cardiovasculaires (7 % vs 5,8 %)
moins consommateurs actuels d’alcool (67,7 % vs 71,4 %)
moins fumeurs (9 % vs 17,8 %)
plus pratiquant d’activité physique modérée à intense (29,3 % vs 17,7 %)
moins déprimés (12,3 % vs 14 %, p = 0,05)
Par la suite, le « modèle 2 » sera celui où les auteurs vont ajuster statistiquement sur ces variables. Un ajustement, c’est une correction statistique, ça ne rend pas les groupes totalement comparables par magie… Il est difficile d’ajuster sur de nombreuses variables (même si facile statistiquement…) : il y a des interactions entre elles, et surtout quand on voit des populations différentes sur tous ces critères, on peut imaginer qu’il y en ait d’autres qui n’ont pas été pris en compte. Par exemple, le nombre d’heures de sommeil, la profession, le fait d’avoir des enfants, l’anxiété et la consommation de médicaments, etc.
Quels sont les édulcorants concernés ?
7 colorants sont concernés :
Aspartame (0,9 mg dans le premier 1/3, 6,2 mg dans le deuxième, 31,2 g dans le troisième) — notons que 33 cl de Coca Zéro contient 85 mg d’aspartame !
Saccharine (1,3 – 3,9 – 8,5 mg)
Acesulfame K (0,5 – 2,7 – 15,8 mg)
Erythritol (0,1 – 0,1 – 0,2 mg)
Sorbitol (14,1 – 48,2 – 129 mg)
Xylitol (1,9 – 3 – 4,2 mg)
Tagatose (0,9 – 1,4 – 1,7 mg)
En pratique, ces valeurs sont estimées à partir d’un questionnaire à 114 questions (Food Frequency Questionnaire), avec une fréquence de consommation (allant de « jamais » à « plus de 3 fois par jour ») multipliée par le nombre de portions consommées, d’après le participant.
Cela donne des fourchettes totales assez déséquilibrées :
1er tertile : 0,02 à 37,2 mg d’édulcorants par jour ;
2ème tertile : 37,3 à 102,3 mg par jour ;
3ème tertile : 102,4 à… 856,6 mg par jour !
Qu’est-ce qui est testé ?
Les auteurs ont repris les tests effectués lors du suivi, pour la mémoire épisodique : la liste de mots du CERAD (Consortium to Establish a Registry for Alzheimer’s Disease).
6 tests ont été effectués :
rappel immédiat : les patients devaient redonner le maximum de mots dans une liste de 10 mots, présentée 3 fois dans des ordres variés. Avant le suivi (baseline), le premier tiers (moins consommateur) se souvenait de… moins de mots (21 vs 21,4 ; p < 0,001) ;
rappel différé : après 5 minutes de distraction, rappel des 10 mots. Là encore, les moins consommateurs d’édulcorants se souvenaient de moins de mots : 6,9 mots vs 7,1 pour les autres (p < 0,001)
reconnaissance des mots : ensuite, une liste de 20 mots était présentée — les mêmes 10, et 10 distracteurs. Cette fois, il n’y avait pas de différence : 9,6 / 10 dans tous les groupes.
les auteurs ont alors calculé un score de mémoire, sur 50 points (30 + 10 + 10)
fluence verbale sémantique : les patients devaient dire le maximum d’animaux en 60 secondes (ou légumes lors de la 2ème vague de tests en 2012-2014). Les moins consommateurs d’édulcorants avaient aussi une moindre fluencesémantique (18,5 vs 18,9 mots).
fluence verbale phonétique : les patients devaient citer le maximum de mots commençant par la lettre F en 60 secondes (ou A pour la 2ème vague). Les moins consommateurs d’édulcorants avaient aussi une moindre fluencephonétique (12,6 vs 12,7 mots et 13 mots pour le 2ème tertile).
enfin, un Trail-Making Test version B a été effectué pour la vitesse d’exécution : les participants devaient tracer une ligne alternant chiffres (de 1 à 13) et lettres (de A à L). Les moins consommateurs étaient encore une fois un peu moins bons (126 secondes vs 125 pour les plus consommateurs et 118 secondes pour le groupe intermédiaire).
Quelle est l’évolution ?
C’est là qu’on aurait aimé avoir des informations… par exemple, 8 ans plus tard, de combien de mots se souviennent les gens, en fonction de leur groupe.
Et bien, on ne sait pas.
A la place, on a les coefficients bêta sur des Z-Score, du type « bêta = -0,002 (- 0,003 ; – 0,0004), p < 0,001 ». Ce qui signifie qu’en 8 ans, l’exposition à l’aspartame est associée à un déclin d’environ 0,016 points de Z-score par rapport au groupe de référence sur la mémoire.
Ce qui est statistiquement significatif n’est pas toujours cliniquement significatif…
Enfin, comme le disent bien les auteurs dans le résumé, il n’y a aucun effet des édulcorants sur la cognition à 8 ans dans le groupe qui avait déjà 60 ans et plus à l’entrée (en 2008).
12 772 participants ?
Il y avait 12 772 participants ayant répondu aux questions d’intérêt dans l’étude ELSA-Brasil en 2008-2010.
Evidemment, ils n’étaient plus autant sur la vague 3, en 2017-2019 au terme du suivi de 8 ans : ils étaient 9 726 (perdus de vue, décès, données manquantes).
Dans les suppléments, les auteurs ont fait une analyse en cas complet auprès des 6 041 patients ayant répondu (en moyenne) 8 ans après : le modèle 2 (ajusté) ne trouvait aucune association entre consommation d’édulcorants et déclin cognitif au seuil de 5 %.
Conclusion.
En conclusion, cet article qui va sûrement défrayer la presse nous parle de 3 groupes.
Le groupe qui consomme le plus d’édulcorants comporte légèrement plus de femmes avec plus de diplômes et de revenus, plus en surpoids, plus hypertendus, plus diabétiques, et des performances cognitives légèrement supérieures sur des tests de mémorisation de mots et de fluence verbale…
Quand on regarde les 6041 patients qui ont été suivis réellement, il n’y a pas d’association entre surconsommation d’édulcorant et cognition à 8 ans (en moyenne).
Quand on regarde les 2669 patients qui avaient 60 ans et plus à l’entrée, c’est pareil : pas de différence significative entre les groupes peu / moyennement / gros consommateur d’édulcorants à 8 ans…
Par contre, chez les moins de 60 ans, quand on calcule le Z-Score sur le nombre de mots mémorisés sur 10 et sur le nombre de mots commençant par F en 1 minute, et qu’on fait une régression linéaire ajustée sur les paramètres évoqués ci-dessus, on trouve que le coefficient directeur est statistiquement différent de 0 au seuil de 5 %, ce qui laisse supposer qu’il y a bien un effet.
Alors oui, c’est peut-être un signal. Mais c’est aussi peut-être un artéfact…
Parce que si ça se trouve, être une femme diplômée avec un job mieux payé, en surpoids, hypertendu, diabétique, mâchant des chewing-gum au sorbitol et enchaînant les Coca Zero, Pepsi Max et autres RedBull toute la journée, c’est un mode de vie qui est associé chez les moins de 60 ans à une augmentation de consommation de benzodiazépines, qui altèrent les performances (au moins ponctuellement)… mais comme les auteurs n’ont pas ajusté sur les traitements, on ne le saura pas avec cette étude 😉
En avril 2024, le député Yannick Neuder écrivait sur le site de Les Républicains : « sur le terrain, l’exercice de la médecine a changé et l’on estime qu’il faut 2,5 médecins en moyenne pour remplacer un seul départ en retraite » [1].
Le 5 juin 2025, devenu ministre de la santé, Yannick Neuder disait à l’Assemblée Nationale : « quand un médecin généraliste part en retraite, il en faut désormais 2,3 pour le remplacer. Depuis maintenant trente ans que j’exerce – et je pense que le président Rousset fait la même analyse –, j’observe l’évolution du volume de la patientèle de nos confrères généralistes en ville : alors que certains avaient jusqu’à 3 000 patients, ce qui était peut-être beaucoup, et même trop, il est des praticiens, aujourd’hui, qui n’en ont plus que 500. » [2]
C’est évidemment faux et méprisant — mais est-ce surprenant de la part d’un ministre qui pense que 50 % des arrêts de plus de 18 mois sont de la fraude ? (cf. épisodes précédents). Voyons pourquoi il est faux de penser que les jeunes médecins seraient des branleurs.
D’où vient cette idée ?
C’est difficile de dire, puisque le ministre ne cite aucune source, à part « le terrain ».
On peut trouver 3 sources… qui ne disent pas la même chose :
Le 26 mars 2019, l’UFML disait dans le Figaro que « rien qu’en termes de productivité, il faut 2,5 médecins salariés pour un libéral. » [3]
En juin 2023, le député RN Thierry Frappé dit : « la médecine salariée est une solution de dépannage, car il faut 2,5 médecins salariés pour remplacer un médecin libéral, en raison de la différence de moyenne d’activité entre les deux modes d’exercice. » [4]
En juillet 2023, un cardiologue (Dr Franck Albert, de Chartres) interviewé dans CardioH dit : « quand un médecin généraliste part à la retraite il faut 2,5 médecins pour le remplacer car les jeunes veulent moins travailler« .
Il semblerait donc qu’il y ait une déformation des propos (ou alors vraiment un sacré hasard de tomber sur 2,5 dans les deux cas). Ca semble donc un message de l’UFML déformé et repris sans source par le député et ministre…
Pourquoi c’est faux ?
On est ici dans un bel exemple de loi de Brandolini : je vais mettre 3 plombes à démontrer qu’un chiffre balancé sans source par le ministre de la santé à l’Assemblée Nationale est juste faux. Et bien sûr, le retentissement de cette démonstration sera bien moindre que le mensonge.
Mais allons-y ! Que veut dire ce ratio de 2,5 ? Parle-t-on en temps de travail, en actes ou en patientèle ? Testons les trois…
Temps de travail déclaré : globalement stable (ratio de 1,1)
D’un point de vue horaire, c’est évidemment faux de dire que les jeunes travaillent 2,5 fois moins (c’est énorme, ça impliquerait 20h/semaine versus 50h/semaine par exemple).
Dans la dernière enquête de la DREES sur le temps de travail de 2022 [6], le Tableau 2 montre que l’âge a un faible impact sur le temps de travail (-0,03 heure par semaine par année…). Les auteurs précisent : « le temps de travail augmente jusqu’à environ 58 ans et diminue ensuite jusqu’à la fin de carrière du médecin ».
En 2019, la DREES [7] montrait que le temps de travail des médecins était proche avec pour les 2 extrêmes : 39,4 heures par semaine auprès des patients pour les femmes de moins de 50 ans à 48,4 heures pour les hommes de 50-59 ans… soit au maximum un ratio de 1,2. Le graphique illustre bien cette proximité entre les groupes.
Si on continue à remonter, en 2012, les généralistes déclaraient à la DREES un nombre d’heures hebdomadaires de 55 heures avant 46 ans ; 57 heures entre 46 et 50 ans ; 58 heures après 50 ans [8]. Là encore, on est très loin d’un ratio de 2,5…
Selon l’IRDES, entre 1990 et 2000, il y a eu « une tendance nette à la convergence des niveaux d’activité moyens des omnipraticiens quel que soit leur âge » [9].
Temps de travail déclaré au fil des décennies : en augmentation !
Une autre hypothèse à démonter est celle selon laquelle les médecins travaillaient plus avant… Parce que c’est assez limité de comparer le temps de travail de médecins de 50-59 ans (ou plus) avec celui de médecins de 28-40 ans, qui ont probablement des obligations familiales différentes (être parent de jeunes enfants non autonomes). Donc, sans chercher à créer de conflit intergénérationnel, essayons juste de voir si les sexagénaires actuels étaient vraiment de meilleurs trentenaires que ceux actuels !
En réalité entre 1992 et 2019, le nombre d’heures de travail déclaré des médecins a… augmenté ! Selon les études DREES, il était de :
48h en 1992 [10] ;
51h en 2000 [10] ;
57h en 2012 [8]
53,2h en 2019 [7].
Evidemment, cela n’empêche pas des sénateurs comme Christian Bilhac (RDSE) de raconter en 2021 « qu’il y a 20 ans, un médecin de famille exerçait environ 80 heures par semaine. Aujourd’hui, la tendance est au temps partiel » [11].
Ce « temps de travail déclaré » est évidemment soumis à de nombreux biais. La méthodologie similaire au fil des décennies permet quand même de discréditer l’idée selon laquelle les médecins travaillaient beaucoup plus il y a 20-30 ans qu’aujourd’hui.
Voyons donc l’évolution des actes.
Nombre d’actes par an par MG : 4600 actes pour les jeunes installés contre 5200 (ratio de 1,1)
Le temps de travail est déclaratif : il faut mettre ça en rapport avec l’évolution du nombre d’actes. Sur le site de l’Assurance Maladie [12], on peut noter une décroissance de 267,5M d’actes à 248,7M en 7 ans, entre 2016 et 2022.
Si on rapporte le nombre d’actes (consultations, visites, chirurgie) à l’effectif, on a une diminution :
5052 actes/an par MG en 2016 (dont 89,4 % consult) ;
4766 en 2022 (91,5 % consult) (avec un possible effet des mesures barrières en 2020-2022, réduisant les « actes simples » de virose…)
Le nombre d’actes est donc environ de 4800 par an par généraliste. Sur 45 semaines travaillées, cela représente environ 110 actes par semaine. Comment serait-il possible d’imaginer un équilibre avec un ratio de 2,5 ? Eh bien, si certains vont 80 actes et d’autres 200 (un ratio de 2,5 donc), ça fonctionne… Le propos de Yannick Neuder revient donc à dire que « tous les jeunes installés » sont à 80 actes par semaine et « tous les pré-retraités à 200 actes » !
Dans les données de 2023, l’Assurance Maladie notait que les jeunes installés en 2016-2019 réalisaient 4660 actes par an en moyenne, soit 600 de moins que ceux installés entre 1982 et 2001 [13]. Si on s’en tient à ce chiffre, il faut donc plutôt 1,12 jeune MG pour remplacer 1 retraité.
Par ailleurs, il faut relativiser ces chiffres… il est normal qu’un médecin installé de longue date ait une plus large patientèle, et donc davantage d’actes (qui sont aussi plus rapides, avec des patients bien connus).
Enfin, le nombre d’actes n’est pas synonyme de meilleur accès aux soins : on peut voir le même patient tous les mois pour un renouvellement d’anti-hypertenseur, ce qui est plus rapide (et rentable) que voir ce patient à 6 mois, et en soigner d’autres sur les créneaux libérés.
Les jeunes MG atteignent plus rapidement le seuil de 4 000 actes par an…
Entre 1980 et 1984, il fallait 3 ans pour arriver à 4000 actes par an… et atteindre 6000 en 22 ans. Pour ceux installés entre 1995-1999, il ne leur a fallu que 7 ans [14]. D’ailleurs, dans les années 70-80, un MG qui s’installait devait racheter une patientèle (c’est ce qui a fait naître le numerus clausus en 1972). Ce n’est évidemment plus le cas ! En 1997, le Mécanisme d’Incitation à la Cessation d’Activité offrait 260 000F/an pour que les MG libéraux partent en pré-retraite à 56 ans (environ 62 000€ actuels/an avec l’inflation)… financés à 2/3 par l’Assurance Maladie [15].
L’évolution du délai pour atteindre le seuil de 4 000 actes annuels mériterait d’être vérifié aujourd’hui, où il est encore plus facile d’avoir un agenda surchargé du jour au lendemain avec les agendas en ligne tels que Doctolib (et la pénurie médicale) !
Quoi qu’il en soit, un ministre ne critiquait pas en 1980 les médecins qui stagnaient à 2 000 actes par an en les traitant de fainéant – pour applaudir leur sens du sacrifice 40 ans plus tard, à l’heure de la retraite !
… et les médecins de 2025 sont confrontés à une population de plus en plus complexe…
En 2000, il y avait 56 976 MG libéraux [16] pour 58,9M d’habitants, dont 12,1M de plus de 60 ans [17]… soit 1 MG/1034 habitants et 1 MG/212 sexagénaires.
En 2020, il y avait 62 033 MG libéraux [18] pour 67,8M d’habitants, dont 20M de plus de 60 ans… soit 1 MG/1093 habitants et surtout 1 MG/322 sexagénaires.
Ce vieillissement de la population s’accompagne d’une augmentation des morbidités, notamment avec les progrès scientifiques qui ont permis d’allonger l’espérance de vie (et suivre ainsi régulièrement des patients avec des cancers métastasés par exemple — ce qui est génial et enthousiasmant). Le nombre de patients en affections longue durée a d’ailleurs aussi progressé [19] :
en 2018, il y avait environ 178 patients en ALD par MG (11,11M de patients en ALD dont 10,6M suivis pour 59 500 MG libéraux) ;
En 2022, ils étaient 215 en ALD/MG (13M dont 12,3M suivis par 57 000 médecins généralistes).
Ca, c’est si les MG suivent tous les patients, mais en pratique, la patientèle a bien augmenté : 849 patients par MG en 2016 à 1025 en 2023 [20]. (Il y a aussi des biais à ça : meilleure informatisation, meilleure information du statut via nos logiciels, amélioration des télédéclarations via nos logiciels, intégration des mineurs, etc.)
En supposant qu’il y ait la moitié de MG pré-retraités et la moitié de MG gland… jeunes, ça voudrait dire 586 patients pour les jeunes vs 1465 pour les plus vieux…
Notons de multiples biais dans tout ça : être installé depuis longtemps permet d’avoir dans sa « Patientèle » des patients « rares » qui ne consultent que tous les 8-10 ans. Un jeune installé voit plus de nouveaux patients, avec des créations de dossiers plus longues… là où un médecin pré-retraité connait bien ses patients suivis.
… et une surcharge administrative qui ne fait que grandir.
Par exemple, rien que sur les derniers mois, nous avons eu en MG l’ordonnance sécurisée pour le tramadol et la codéine, l’ordonnance numérique, le DMP, les formulaires ITR pour les aGLP1… le seul certificat qui a été récemment retiré, ça a été les semelles orthopédiques chez le podologue en mai 2023.
L’informatisation a permis d’augmenter notre efficience, même si le revers est qu’elle est bridée par de nouveaux tâches ajoutées par l’Assurance Maladie (pour se décharger de ses propres tâches administratives), l’ARS (projets de santé, MSP, CPTS… tout ça n’existait pas dans les années 80 !)
Tout ça fait l’objet de propos déjà tenus sur certificats-absurdes.fr pour limiter la surcharge administrative.
Pourquoi mentir ?
Ainsi, nous avons vu que les médecins généralistes installés en 2016-2019 font un peu moins d’actes que les autres (4600 vs 5200), et que les médecins actuels ont une patientèle plus nombreuse et plus malade que lors des décennies antérieures. Le ratio de 2,3 ou 2,5 exposé par le ministre de la santé Yannick Neuder est faux, et méprisant pour les jeunes médecins.
Si le narratif est faux, il est pratique pour ne pas agir pour décharger ces jeunes généralistes de tâches abrutissantes… Parce qu’en pratique, qu’a fait Yannick Neuder pour réduire les consultations à faible intérêt médical (viroses, certificats absurdes, etc.) ? Rien.
Prétendre que les jeunes médecins généralistes bosseraient 2,5 fois moins (en heures de travail, actes ou patientèle), ça lui permet de se dédouaner : le problème n’est pas qu’il ne fasse rien pour redonner du temps aux médecins (et du sens à leur métier), mais juste que « les jeunes généralistes paresseux qu’on ne peut pas blâmer de vouloir profiter de la vie, comme ne l’ont pas fait leurs aînés ».
Ce mensonge permet ainsi au « responsable politique » de se déresponsabiliser. Classique. Il s’y cache aussi sûrement une large méconnaissance du métier de généraliste pour croire qu’un ratio de 2,5 serait crédible ; et ça, c’est quand même difficilement pardonnable pour un ministre de la santé…
Est-ce qu’il y a une façon d’estimer les principales causes d’arrêt de travail ?
Entre 2019 et 2023, le coût des arrêts de travail est passé de 7 982 404 895 euros à 10 207 400 477 euros (soit 27,9 % de plus). Comme on l’a vu précédemment, cela s’est fait de façon progressive depuis 2011 (augmentation de la population en activité, revalorisation des salaires), avec une augmentation plus forte chez les plus de 60 ans (vieillissement de la population, recul de l’âge de la retraite). Depuis 2020, le nombre d’arrêts courts a augmenté chez les plus jeunes… ce qui s’explique assez bien par l’apparition du COVID, en plus des autres problèmes de santé qui existaient déjà. Il y a probablement d’autres causes à ajouter, telles que « la libération de la parole » : le harcèlement au travail n’est plus toléré, à l’ère de #MeToo…
Le motif des arrêts n’est pas clairement détaillé (bien que les arrêts peuvent être télétransmis depuis 2011 par les médecins généralistes, permettant un recueil de données déjà codées). Selon la Cour des Comptes en 2024, le motif n’est connu que pour 50 % des arrêts… mais ces données ne sont pas publiques à ma connaissance [1].
Pour estimer les motifs d’arrêts, il y a les sondages : d’après Malakoff-Humanis (sur 1000 personnes), les troubles psychologiques représentaient 20 % des motifs d’arrêt en 2022 contre 15 % en 2020… La Cour des Comptes précise que « ces chiffres doivent être pris avec précaution » [1].
Une autre possibilité pourrait être à travers les montants remboursés, pour une cinquantaine de pathologies suivies par l’Assurance Maladie, en filtrant sur « dépenses niveau 2″ = indemnités journalières et AT/MP remboursés » [2]. Quelques limites importantes :
il n’est pas possible de supprimer ici les AT/MP. Cela donne un montant de 25,8 milliards d’euros de dépenses en 2023 contre 20,5 milliards en 2019 (soit 25,9 % d’augmentation) ;
même en filtrant sur « indemnités journalières », comme on a AT/MP, ça nous sort des pôles de dépenses nommés « traitements psychotropes » ou « pas de pathologie repérée, traitement… » (en dehors des pathologies suivies donc).
En pratique, les indemnités journalières qui ont progressé anormalement (au-delà des 26 % d’augmentation) entre 2019 et 2023, sont celles liées à :
Traitements psychotropes : 5,11 milliards contre 3,55 (+ 44 %)
Pas de pathologie repérée, traitement, maternité, hospitalisation ou traitement antalgique ou anti-inflammatoire : 3,08 milliards contre 2,29 (+ 35 %)
Traitement du risque vasculaire : 1,35 milliards contre 0,96 (+ 41 %)
Diabète : 340 millions contre 221 (+ 54 %)
Maladies respiratoires chroniques : 308 millions contre 200 (+ 54 %)
Et donc, avec les limites ci-dessus, cela permet d’estimer ainsi la répartition des dépenses liées aux indemnités journalières et AT/MP dans le pool de :
23 % pour traitements psychotropes ;
18 % pour hospitalisations hors pathologies repérées ;
14 % pour « pas de pathologie repérée », traitement, maternité, etc. ;
10 % pour maladies psychiatriques ;
8 % pour cancers ;
6 % pour maladies cardioneurovasculaires ;
6 % pour traitements du risque vasculaire ;
3 % pour maternité ;
3 % pour maladies inflammatoires ou rares ou VIH ;
2,5 % pour soins courants ;
2,3 % pour antalgiques ou anti-inflammatoires ;
1,5 % pour diabète ;
1,4 % pour maladies respiratoires chroniques ;
1,3 % pour maladies neurologiques ;
0,5 % pour ALD 31 ou 32 ;
0,3 % pour maladies du foie ou pancréas ;
0,1 % pour maladie rénale chronique terminale.
Tout cela est évidemment très imparfait : il faudrait que l’Assurance Maladie détaille les motifs d’arrêts de travail, dont elle dispose avec la télétransmission de nos arrêts (ils sont en mesure de faire des statistiques personnalisées pour chaque médecin sur un motif précis… donc il serait facile de fournir ça au niveau national).
Est-ce que les Français sont plus souvent en arrêt maladie que les Allemands ?
Non, la ministre des Comptes publics Amélie de Montchalin avait eu droit à un démenti de son erreur par Radio France en avril 2025 [3].
Précédemment, nous avions déjà vu qu’il y a 286 millions de journées indemnisées pour 21 millions de personnes en emploi, assurées au régime général : cela représentait environ 13,6 jours d’absence pour maladie en moyenne (en pratique, 15,1 millions de salariés ont 0 à 3 jours et les 5,9 millions restants ont 48,4 jours d’arrêt).
D’après les enquêtes Emploi de l’Insee, les salariés du secteur privé ont été absents 10,3 jours en 2023 contre 12 jours pour les agents de la fonction publique (8,4 jours pour les agents de la Fonction Publique d’Etat hors enseignants ; 9,3 jours pour les enseignants ; 14 jours pour les agents de la Fonction Publique Hospitalière et 14,7 jours pour les agents de la Fonction Publique Territoriale) [4].
Comme le relève Radio France, en Allemagne, le nombre d’arrêt était de 15,1 jours en 2023… soit davantage qu’en France. La comparaison est bien sûr difficile car les systèmes diffèrent (pas de jour de carence en Allemagne, indemnisation par l’Assurance Maladie à partir de 6 semaines, etc.), et parce que les structures d’emploi et la démographie diffèrent également (par exemple, la part de l’emploi à temps partiel en Allemagne est 28 % contre 17 % en France, notamment avec les réformes Hartz qui ont élargi la gamme des emplois minimes, à volumes horaires et cotisations salariales limités) [3,5,6]. L’institut fédéral pour la sécurité et la santé au travail (Baua) estimait même ce nombre à 21 jours d’arrêts maladie par salarié en Allemagne en 2023, toute profession confondue [7].
Avec toutes les réserves évoquées au-dessus (différences dans les employés, les employeurs, le recueil et l’indemnisation des arrêts de travail), on peut trouver un nombre moyen d’arrêts par salarié similaire chez nos voisins :
14,2 jours en Belgique selon SD Worx (sur plus de 800 000 travailleurs belges) [8, 9] ;
369 millions de jours perdus en Espagne (31,6 % ont eu au moins un arrêt de travail) [10] pour 21,2 millions de personnes en activité, soit 17,4 jours d’absence par employé.
Il existe aussi des pays où le nombre de journées d’absences semble moindre :
248 millions d’heures en Suisse selon l’Office fédéral de la statistique [12] (soit environ 35 millions de journées de 7h, pour 4,8 millions de personnes actives [13]… donc 7,3 jours d’absence indemnisées par an) ;
163,8 millions de journées d’absence pour maladie au Royaume-Uni en 2023 (selon l’ONS) [14] pour 31,4 millions d’employés (dont 21,6 à temps plein) [15]… soit 5,2 jours d’absence indemnisées par an ! Notons toutefois qu’au Royaume-Uni, un arrêt de moins de 7 jours peut être fait en auto-déclaration, ce qui diminue faussement ces statistiques en excluant tous les arrêts courts [16].
Est-ce que l’augmentation des arrêts de travail en France depuis 2020 diffère dans les autres pays ?
Eh bien non. C’est la même chose partout : « quelque chose » est apparu en 2020, « persiste » aujourd’hui, pour expliquer une augmentation constante des arrêts de travail sans retour au niveau antérieur, avant cette apparition. Sachant que depuis le premier trimestre 2020, il y a une pandémie, avec un virus qui circule toujours et qui peut causer des symptômes persistants après infection… il semble peu raisonnable de chercher une autre cause en priorité.
Sur Twitter (X), @1goodterm l’a très bien illustré ici pour le Royaume-Uni [17].
En Suisse, autre pays où le nombre d’arrêts semble « différemment plus faible qu’ailleurs » (la tournure est moche mais on se comprend), on peut retrouver un schéma similaire avec 212 millions d’heures d’arrêt par an en moyenne entre 2016 et 2019, puis 256 millions entre 2020 et 2023 [12].
Le schéma est similaire en France dans cette figure du rapport Charges et produits 2025.
Est-ce que la moitié des arrêts de travail longs sont injustifiés ?
En juillet 2022, Thomas Fatôme (directeur général de la CNAM) annonçait que « 14 à 18 % des arrêts de travail sont injustifiés dans ce pays » [18]. Comme je le notais en 2023 avec un exemple concret, une mise en invalidité est un arrêt compté « injustifié » : par exemple, un généraliste prolonge un arrêt du 1er juillet au 1er octobre ; le médecin-conseil convoque le patient le 3 septembre et dit « vous serez en invalidité au 30 septembre » : cela rend l’arrêt de travail « injustifié ». Mais c’est la seule façon de faire ! Ajoutons à cela que le service social de l’Assurance Maladie incite souvent à ne pas demander d’invalidité, tant que les droits aux indemnités journalières ne sont pas épuisés…
En 2023, Thomas Fatôme évoquait cette fois 30 % d’arrêts injustifiés [18b] puis 33 % en 2024 (sur 230 000 contrôles) [18c]. Notons qu’en 2003, la CNAM annonçait 6 % [18d].
Selon le rapport Charges et Produits 2024, « plusieurs campagnes ont été menées (pour) vérifier la justification des arrêts les plus longs. Globalement, dans les situations identifiées comme problématiques, il a été mis fin au versement des IJ dans environ la moitié des cas » [19]. En 2025, le rapport notait que « des contrôles médicaux ponctuels sur les arrêts de plus de 18 mois ont montré que 54 % des arrêts concernés par ces contrôles n’étaient plus justifiés avec la possibilité d’une reprise du travail pour le salarié ou d’un passage en invalidité ». Notons déjà la belle progression d’une année à l’autre, qui évoque une maîtrise très approximative du sujet. Il est aussi surprenant de mélanger ces 2 évolutions : l’Assurance Maladie pourrait sans problème les distinguer, mais ne le fait pas. Le nombre des contrôles n’est pas décrit non plus, alors qu’il y avait en 2023 :
186 000 arrêts entre 1 et 2 ans (2,2 %) ;
80 000 duraient plus de 2 ans (1,0 %).
… soit environ 160 000 de plus de 18 mois.
Entre le 15 et le 29 juillet 2025, le Premier Ministre François Bayrou, la ministre Catherine Vautrin et le sous-ministre délégué à la santé Yannick Neuder ont donc repris le chiffre et affirmé à plusieurs reprises, dans plusieurs médias, que 50 % des arrêts de plus de 18 mois étaient injustifiés… Sans reprendre la distinction « reprise ou invalidité » ! Cela a été démenti dans plusieurs médias [21, 22, 23].
Dans son billet sur le sujet, Christian Lehmann notait en août 2025 [20] que « sollicitée par le journaliste Vincent Granier pour l’Agence presse médicale, la CNAM est obligée de donner les détails de ces 54 %. Il en ressort que, sur 18 585 arrêts de plus de 18 mois ciblés, seuls 12 % d’entre eux ont amené le médecin-conseil à décider la reprise du travail pour aptitude. Pour les 41 % restants, la personne ne relevait plus de l’arrêt de travail, mais d’une pension d’invalidité (correspondant à un état stabilisé dont on considère qu’il ne pourra plus évoluer). » Dans le Dauphiné Libéré, il est précisé que « les arrêts de travail frauduleux sont estimés autour de 1 à 3 % du total par l’Assurance maladie. » [23]
Notons que 18 585 arrêts contrôlés sur 160 000 de plus de 18 mois, c’est peu… alors posons-nous la question suivante !
Serait-il possible pour l’Assurance Maladie de contrôler tous les arrêts longs ?
Déjà, c’est légalement obligatoire. Pour tout arrêt de plus de 6 mois, le service médical de l’Assurance Maladie rend un avis : le site Ameli.fr précise bien que « pour que l’indemnisation d’un arrêt de travail dépasse 6 mois consécutif, il faut que le service médical de l’Assurance Maladie donne son accord et que votre état de santé le justifie. » [24] Cela rend ridicule l’assertion qu’il y aurait, à 18 mois, des arrêts « injustifiés ». Le terme est inapproprié (voire malhonnête).
Ensuite, parlons de la faisabilité. Pour rappel, 3,9 millions d’arrêts durent moins de 7 jours ; 3,9 millions durent de 8 jours à 6 mois… et pour le reste, 550 000 arrêts durent plus de 6 mois (environ 160 000 durent plus de 18 mois).
Selon le Quotidien du Médecin, il y avait environ 2000 médecins-conseils en France en 2019 [25]. Selon Egora, il y aurait 1 500 praticiens-conseils – médecins, pharmaciens et chirurgiens-dentistes – en France en 2024, dépendant des 16 directions régionales du service médical [26]. Finalement, le détail est donné par la Cour des Comptes : 1547 équivalent temps plein en 2022, (contre 1761 en 2017 et 2430 en 2000). Parmi ces 1547 praticiens-conseils, il y avait 1094 médecins-conseils en 2022 [26b, 26c].
Ainsi, si les 1000 médecins-conseils en France convoquaient l’ensemble des patients ayant un arrêt de plus de 6 mois, cela représenterait 550 consultations dans l’année ! Pour donner une comparaison, en moyenne, un médecin généraliste fait environ 5 000 actes par an. Neuf fois plus ! Mais allons plus loin : à raison de 30 minutes par consultation (ce qui est long déjà pour juger si l’arrêt est licite ou non — a fortiori quand on a des infirmières et un service social pour nous aider), cela représenterait 275 heures de travail… soit 7 heures de travail par semaine, avec 12 semaines de congés annuels.
Si les médecins-conseils consacraient une journée de 7h par semaine, à voir 14 patients dans cette journée, 40 semaines sur 52 par an… ils verraient l’ensemble des patients en arrêt de plus de 6 mois, pour juger si cet arrêt est pertinent ou non.
C’est donc faisable. Ridiculement facile, même ! (Et on peut en plus exclure assez facilement sur dossier les patients qui sont en cours de chimiothérapie pour cancer en ALD par exemple). Mais ça n’est pas fait.
Dans le rapport Charges et Produits 2024 (page 406…), il est noté que « les actions du service médical de l’Assurance Maladie totalisent en 2023 plus de 1,2 million de contrôles sur des arrêts de travail, dont 672 294 font suite à une convocation, invitation ou contact du service médical, 259 801 convocations avec examen clinique par un médecin conseil (…) » [19]. Et comme dit plus haut, « 18 585 arrêts de plus de 18 mois ont été ciblés » sur les 160 000 qui auraient pu (et légalement auraient dû) être contrôlés.
La raison de ce non-contrôle est surtout que les arrêts sont légitimes et qu’il serait idiot de perdre du temps de médecin-conseil !
Quelles sont les causes évoquées par l’Assurance Maladie ?
Dans le rapport Charges et Produits 2026, l’Assurance Maladie explique l’évolution entre 2019 (7,98 milliards) et 2023 (10,21 milliards) à 60 % par des facteurs économiques (hausse des salaires) et démographiques (vieillissement de la population) ;
l’augmentation de l’emploi (+ 25 %) ;
l’augmentation des jeunes (- 6 %)
l’augmentation du montant des IJ (+ 39 %) ; même si on a vu précédemment que ça restait moins que l’inflation !
Soit 60 % de caractéristiques socio-démographiques incontrôlables.
Pour les 40 % restant (« hausse de la sinistralité à âge donné », soit l’augmentation de fréquence et durée des arrêts à âge et sexe équivalent), l’Assurance Maladie n’évoque pas le COVID. C’est assez ridicule à mon sens de passer autant à côté de « l’éléphant dans la pièce » qui peut donner des arrêts courts, peut entraîner des complications ou conséquences à long terme (COVID Long). D’autres effets que les médecins connaissent bien mais passent inaperçus : un arrêt court, ça n’est pas juste… un arrêt court. C’est parfois un site déstabilisé, avec une pression sur ceux qui restent (quitte à s’user psychologiquement ou physiquement… menant à un arrêt « domino » !)
Par contre, d’autres éléments pertinents sont évoqués telles que la dégradation des conditions de travail (pénibilité physique et contraintes psychosociales), en sourçant, notamment avec l’étude Eurofound. On en a parlé précédemment, avec à mon sens une part de « libération de parole » qui s’ajoute à ça : à condition de travail identique, un comportement inapproprié sera davantage dénoncé en 2025 qu’en 1990. La société évolue, et tant mieux. Les arrêts liés aux conditions de travail sont d’ailleurs volontiers longs : l’employeur peut refuser une rupture conventionnelle alors que l’employé ne peut/veut pas y retourner (burn-out, phobie de retourner sur le site, conflits anxiogènes…), ou peut accepter avec un délai de 2-3-6 mois, ou la personne qui signe les papiers est en vacances etc. C’est une source (nouvelle) d’arrêts qui se prolongent…
L’Assurance Maladie propose donc de créer un bonus/malus pour les entreprises, ce qui est plutôt une bonne idée sur le papier… mais qui peut être désastreuse en pratique ! (Il est difficile de comparer les entreprises entre elles : oui, il y a plus d’arrêt pour troubles musculosquelettiques pour un travail physique… et le risque de malus incitera sans doute à sélectionner les profils à l’embauche, avec moult préjugés). Ils proposent aussi d’y transférer le financement des 7 premiers jours d’arrêt en contrepartie d’1 jour de « carence obligatoire ». Dans le même rapport, la CPME note en annexe qu’elle « s’oppose fermement à l’auto-déclaration des arrêts de travail », qui inciterait à la fraude pour eux (ce qui est regrettable — on en parlera dans d’autres billets, ou via certificats-absurdes.fr). Sans surprise, le patronat (CPME et MEDEF) vont s’y opposer, mais ils aiment bien la notion de « carence obligatoire » (ou « d’ordre public » — car les gens en arrêt troublent cet « ordre public » ?).
L’Assurance Maladie cite également très justement des déterminants économiques (précarité, inégalité d’accès aux soins). En effet, avoir des délais qui s’allongent pour accéder à un médecin généraliste, spécialiste, une imagerie… ce sont autant d’éléments qui prolongent les arrêts de travail.
Enfin, pour être exhaustif, une autre cause évoquée par l’Assurance Maladie est la hausse des arrêts par les médecins. Mais pour quel intérêt on ferait du clientélisme, alors qu’on croule sous les patients ?
Faut-il limiter la durée des arrêts de travail ?
Non. Parmi les propositions contre-productives de l’Assurance Maladie, citons celle de « limiter à 15 jours max la durée des arrêts de travail primo-prescrits en ville, et à un mois en cas d’hospitalisation. Toute prolongation serait limitée à deux mois. »
Si on part du principe que les médecins ne font pas de clientélisme, il n’y a aucune raison de penser que les arrêts sont inutilement longs…
Réduire de façon purement administrative la durée maximale des arrêts, ça revient à créer des consultations inutiles, « à la revoyure ». On reverra les patients pour prolonger les arrêts, en attendant le rendez-vous de prise en charge diagnostique ou thérapeutique prévu…
Faut-il limiter les arrêts de travail ?
Si nous allons plus loin, la première question à se poser est celle-ci : faut-il limiter les arrêts de travail ?
Le nombre, la durée et surtout la cinétique des arrêts de travail (par catégorie, par âge, etc.) sont avant tout des outils de mesure. C’est un double décimètre, un thermomètre, un baromètre, un hygromètre ou tout ce que vous voulez ; vous pouvez trouver que le nombre qu’il donne est trop élevé, mais si vous n’agissez pas sur la cause, vous passez à côté du sujet.
Il ne suffit donc pas de dire « on va limiter les arrêts de travail, en diminuant leur prescription ». Si on veut limiter les arrêts de travail, il faut investir ailleurs :
lutte contre les infections respiratoires (COVID, grippe, VRS, rhinovirus, etc.) : amélioration de qualité de l’air intérieur dans des lieux stratégiques (écoles avant tout, lieux de soins, etc.) ; recommandations claires sur le port de masque ; vaccination, etc.
lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme ;
lutte contre la iatrogénie (déjà en repérant précocement les abus médicamenteux) ;
etc.
A l’inverse, y’a-t-il assez d’arrêts de travail ?
Là encore, allons au bout : et s’il n’y avait pas assez d’arrêts de travail ? J’avais évoqué ce problème dans un billet de 2018 : le refus d’arrêt par les patients (qui en justifierait) est fréquent et passe complètement sous les radars.
Nous avons donc dans les entreprises des gens malades, blessés… qui sont au travail, au mépris de leur santé (notamment musculosquelettique) et éventuellement de celle des autres (dans le contexte des infections).
Il est probable que le nombre d’arrêts de travail courts soit donc trop faible, à cause du « présentéisme ». Cela peut aussi être incité par les délais de carence… ce qui nous amène à la question suivante.
Faut-il un délai de carence ?
En janvier 2015, la DREES [27] a montré que les salariés du privé qui n’avaient pas de délais de carence (étaient couverts sur la période) :
n’avaient pas une probabilité significativement plus élevée d’avoir un arrêt dans l’année (29,2 % vs 28,7 %), ;
mais avaient une durée totale d’arrêt maladie significativement plus courte (14,5 jours vs 21,3 jours par salarié ayant eu un arrêt)
Autrement dit : le délai de carence semblait être associé à une augmentation de la durée des arrêts ! « En moyenne, le délai de carence de 3 jours conduit à accroître d’autant la durée totale des arrêts des salariés non couverts parmi les salariés ayant plus de 5 ans d’ancienneté » conclut la DREES, en évoquant l’effet de présentéisme (incitation pour les salariés non couverts à ne pas s’absenter, mais les conduisant à dégrader leur état de santé et justifier d’un arrêt plus long).
En 2017, l’Insee [28] a montré le même effet dans la fonction publique : la présence d’un jour de carence décourage la prise d’arrêts, mais en cas d’arrêt, celui-ci dure plus longtemps.
De façon qui peut sembler contre-intuitive pour ceux qui ne signent pas d’arrêt de travail, le délai de carence augmente la durée moyenne des arrêts. Ca a également été montré en Suède en 1987 — dans une étude de 2013 [29].
Pourquoi faut-il intégrer systématiquement les week-ends dans les arrêts de travail (dans le privé) ?
Les indemnités journalières sont calculées ainsi : 50 % de 1/91,25è du salaire brut des 3 derniers mois.
Or, la fiche de salaire des 3 derniers mois se base sur le temps travaillé, qui concrètement dépend du nombre de jours ouvrés à l’année. Ainsi, sur 3 mois, le salaire brut est calculé par l’employeur sur 62 jours ouvrés environ… tandis que l’Assurance Maladie le calcule sur 91,25 jours (vraiment le max du max !)
Ainsi, les jours non ouvrés précédant le jour de reprise estimés devraient logiquement être inclus dans l’arrêt (concrètement, aller jusqu’au dimanche et non pas jusqu’au vendredi, pour une reprise le lundi).
C’est d’autant plus vrai que depuis septembre 2024, un arrêt prolongé le lundi à la suite d’un arrêt terminé le vendredi n’inclut plus le week-end, comme c’était le cas auparavant.
Pourquoi n’existe-t-il pas la possibilité d’une auto-déclaration des arrêts de travail courts (et de congés enfant malade) en France, comme dans la plupart des autres pays Européens ?
Parce que le MEDEF et la CPME y sont opposés « fermement », et que le gouvernement préfère les écouter plutôt que les médecins.
Ces certificats utilisent le médecin généraliste comme arbitre de situations dont il n’a qu’une vision partielle. Plutôt que faire confiance aux dires de l’employé, l’employeur doit légalement attendre le certificat du médecin ayant lui-même fait confiance aux dires de l’employé… De nombreuses situations ne permettent pas toujours de vérification médicale de la souffrance alléguée (signes digestifs, lombalgie, souffrance psychologique, etc.). En conséquence, la plupart des arrêts de travail de moins de 3 jours (délai de carence) n’ont pas de valeur médicale ajoutée. Si un contrôle apparaît nécessaire, il ne relève pas d’une profession de santé.
Il en est de même lorsque la convention de l’entreprise implique une indemnisation du salarié par celle-ci pendant le délai de carence : si l’employeur souhaite un contrôle, cela peut faire l’objet d’une expertise médicale par un médecin indépendant rémunéré par l’entreprise.
Plusieurs pays ont fait le choix de la possibilité d‘absence courte des travailleurs pour cause de maladie sans avoir à fournir de certificat médical, à raison de plusieurs jours par an (3 fois un jour en Belgique, 3 jours en Allemagne, 3 jours en Italie, 3 jours en Finlande, 3 jours au Portugal, 7 jours au Royaume-Uni, 3 jours au Québec depuis janvier 2025, etc.)
En France, sa suppression a été réclamée dans le rapport Franzoni en 2023, mais non retenue par les organisations patronales. Comme le MEDEF, la CPME a réitéré son opposition dans le rapport charges et produits 2026 (page 252) : « concernant les arrêts de courte durée, il est nécessaire de s’opposer fermement à l’auto-prescription, qui encouragerait les dérives« .
Plusieurs pays ont fait le choix de la possibilité d’absence des parents pour cause de maladie de leur enfant sans avoir à fournir de certificat médical, à raison de plusieurs jours par an (4 jours en Finlande pour les enfants de moins de 10 ans,…) En France, il s’agirait de supprimer les 4 mots « constatés par certificat médical » dans l’article L1225-61 du Code du travail. En septembre 2023, le Sénat avait rendu un avis favorable pour un amendement visant à remplacer ce certificat par une attestation sur l’honneur ; finalement, celui-ci n’a pas été conservé par la commission mixte paritaire. Dans une réponse à une question au gouvernement en janvier 2024, le ministre du travail a estimé que cela « menacerait le bon fonctionnement des entreprises ». Cette histoire est détaillé sur ce thread :
Ainsi, à cause d’une poignée de personnes influentes en France, les patients doivent donc avoir recours au système de santé pour obtenir un « mot du médecin » — ce qui devient de plus en plus une exception française, liée au manque de confiance envers les salariés.
Voilà pour cette série en 3 volets sur les arrêts de travail. Quelques recommandations pour conclure ce tryptique :
Que l’Assurance Maladie rapporte systématiquement le nombre d’arrêts de travail aux données nationales sur le temps de travail, pour la comparabilité d’année en année et entre pays ;
Que l’Assurance Maladie soit transparente sur les motifs des arrêts de travail rapportés par les médecins ;
Qu’il ne soit plus possible dans le rapport Charges et Produits d’avoir des données en valeur relative uniquement, sans les données en valeur absolue : dire « 54 % des arrêts étaient injustifiés » sans préciser que 18 000 contrôles ont eu lieu sur 160 000 arrêts, et que 41 de ces 54 % (les 3/4) ont été mis en invalidité, ça n’est plus possible ;
Que les médecins-conseils convoquent tout patient à 6 mois d’un arrêt de travail (même si ça leur occupe 14h par semaine et 40 semaines par an)… ou que l’Assurance Maladie assume clairement qu’il n’y a que peu de fraude ;
Que les ministres qui ont dit des bêtises (50 % d’arrêts injustifiés) présentent leurs excuses et clarifient leurs propos pour retrouver un peu notre confiance ;
Que le MEDEF et la CPME n’aient pas une voix plus audible que les médecins généralistes sur la nécessité (ou non) d’un avis médical pour un arrêt de travail court ;
Que les arrêts de travail courts et les absences enfant malade soient possibles en auto-déclaration comme dans les autres pays voisins ;
Que le délai de carence soit rediscuté à l’aune des données scientifiques et non pas d’a priori sur « les Français sont tous des fraudeurs » : autrement dit, que le délai soit réduit voire supprimé (ou à défaut décalé, par exemple à partir de J7, pour éviter le présentéisme) ; en tout état de cause, qu’il ne soit pas augmenté !
Que la santé mentale soit une vraie priorité, en termes de moyen et de prise en considération des causes, par exemple en ciblant les entreprises où les troubles anxieux, les dépressions et les burn-out sont le plus souvent remontés (tel que proposé par l’Assurance Maladie).
Pour les prochains billets, on parlera du travail des médecins, des franchises, de la 4ème année de médecine, des ALD sans médecin traitant, de la limitation de liberté d’installation, de la Grande Sécu et des mutuelles… Mais avant ça, on démentira demain une autre idée fausse proposée par notre ministre : « il faut 2,3 jeunes médecins pour en remplacer un » !