Le Seigneur des Impôts

La journée avait plutôt pas mal commencé. Repos de garde sympathique, ciel clair et temps agréable, petit vent rafraîchissant qui fait des guilli-guillis dans le cheveu, ouverture du festival de Cannes… De la vie, de la fête et des cotillons. D’humeur badine, j’écoutais piailler quelques oiseaux sous mes fenêtres.
Autour du pâté de maison, deux enfants faisaient de la trottinette, modifiant leur habituel parcours à cause de travaux de réfection de voirie… Ces derniers étaient d’ailleurs particulièrement bienvenus : seuls quelques chevaux de trait pourraient encore péniblement qualifier cette route de carrossable.
Ça manquait un peu de colline et de forêts, mais à ces deux détails près, il aurait suffi de se coller du poil aux pattes pour se croire dans la paisible Comté des Terres du Milieu.

C’est dans ce cadre paisible et relaxant qu’eut lieu ma déclaration d’impôts. J’aurais voulu la faire sur internet, en toute modernité, simplicité et retardautorisé… mais pour la première, m’avait-on dit, il fallait passer par un format papier. Il me restait donc 12 jours, et peut-être autant de documents administratifs à fournir : c’était le moment idéal pour m’y mettre, afin de l’envoyer le dernier jour.

Gandalf

Un magicien n’est jamais en retard, ni en avance. Il arrive précisément à l’heure prévue. — Gandalf

Récupérer cette feuille (l’imprimé Cerfa n°10330*17) avait déjà demandé un certain nombre d’efforts. Il avait d’abord fallu y penser, l’oublier, y repenser, le ré-oublier, se le faire rappeler, puis aller au Trésor Public. Par malveillance et sûrement par un plaisir malsain de l’administration, le bâtiment est situé dans un recoin de la vieille-ville, près du Mont du Destin, là où le stationnement est restreint à trois Fiat 500 n’ayant pas peur d’être un peu cabossées. Une fois garé n’importe comment en deuxième file, il avait fallu convaincre la conseillère de bien vouloir me donner l’un des imprimés qui attendaient sur la pile immense placée à côté d’elle :

— Bonjour, je viens prendre une fiche de déclaration d’impôts. (« Oh là là, vite vite, je suis en double file »)
— Vous ne l’avez pas reçue ? (« C’est ma pile à moi, stupide hobbit joufflu. Personne ne les aura. Tu n’en as pas chez toi ? »)
— Non, c’est ma première déclaration. (« Si si, mais je monte un trafic underground d’imprimés Cerfa. En plus, je kiffe l’ambiance ici. »)
— Hum, dans ce cas je vous donne celui-ci, il y a une fiche à remplir en plus. (« Je relance ton 10330*17 par un 14930*01. C’est du bizutage, rien de méchant. »)
— Et il m’en faudrait une deuxième également…  (« Tiens au fait, ma môman elle m’a dit qu’il fallait écrire au noir et pas raturer sinon ça ne passe pas, et qu’il faut que j’en demande deux parce que je suis un peu un sagouin vous voyez, en plus je suis en double file donc s’il te plait, madame, dessine-moi un imprimé Cerfa, je te promets c’est la dernière fois que je viens t’en demander un, après ça j’arrête, allez s’te plait… »)
— Pourquoi il vous en faut une deuxième ? (« Mon Précieeeux ! »)
— C’est pour ma copine. Elle déclare pour la première fois aussi. (« Je place la Reine de Coeur, et j’emporte votre imprimé avant de devoir passer à la fourrière ».)

Après mon premier mensonge au Trésor Public, j’étais donc en possession de deux exemplaires de 10330*17 et de 14930*01. J’allais bientôt pouvoir être un être fiscalement indépendant, contribuant par mes deniers au bien-être social français, et participant ainsi aux réparations de voirie en cours dans ma rue. Tout allait bien.

Souviens-toi de ce jour, petit frère… Aujourd’hui, la vie est belle ! — Boromir

Ravi de cette première épopée menée avec brio, je décidai alors de laisser traîner les imprimés Cerfa près de mon lit pendant une dizaine de jours. Ils attendirent là, petite tour à côté de celle des revues médicales demandant à être lues. Les deux tours, attendant le retour du moi.

Durant cette période, le soir, lorsque le soleil se couchait et avant que la Lune ne le reflète de sa pâle clarté, je sentais souvent l’avidité piranhaesque des cases terribles aux crocs menaçants de l’imprimé Cerfa. Elles étaient là, furieuses, oppressantes, menaçantes.

Le Mal, c'est moi

Nous allons te manger !

Quelques jours s’écoulèrent avant que nos desseins ne se croisent, par un bel après-midi de repos de garde donc, disais-je en introduction. Enfin bel après-midi, il y avait quelques nuages grisâtres quand même…

Tel le sportif faisant quelques foulées pour se dégourdir avant d’aborder une épreuve difficile, je me lançai à corps perdu sur l’imprimé 14930*01 — une vulgaire photocopie monochrome demandant des renseignements relativement basiques et accessibles pour quiconque a déjà dû faire des demandes de logement, de bourses, inscriptions à la fac, et d’autres trucs. En huit ans de majorité, j’ai dû remplir suffisamment de papiers administratifs pour réouvrir une bibliothèque à Alexandrie – et je suis a priori un petit soldat de l’armée de remplisseurs de documents administratifs.
Il y avait bien sûr quelques questions pièges dans cet imprimé 14930*01 (« depuis quand êtes-vous hébergés gratuitement chez vos parents ? »), mais je pense avoir su finement les déjouer, grâce à de simples raccourcis (« ça dépend ça dépasse, alors on va dire depuis la naissance »).
Il manquait encore l’avis de taxe foncière, qui nécessitait d’utiliser mon vieux scanner Guillemot Maxi Scan USB 36 bit, pour lequel je n’ai des drivers que sous Windows 98 SE… Le retour à l’âge de pierre fut hélas contrarié par un écran cathodique indécis (de décembre 98, alors il a le droit), une carte graphique relevant de la dernière onction, et mon incompétence certaine à faire accepter mon scanner sur le Xubuntu installé récemment pour palier un OS dénigré par tous les navigateurs. Un coup de pied, une poignée de noms et adjectifs scatologiques plus tard, quelques tentatives désespérées d’utiliser un scanner datant de la fin du précédent millénaire, je finis par réussir à photocopier l’avis de taxe foncière maternel.

Il était maintenant temps pour moi de quitter les tutoriels et de m’attaquer à un boss : l’imprimé bleu n°10330*17.

Je reviens vers vous en ces temps difficiles. — Gandalf

La plupart des cases ne me concernaient pas (enfants à charge, logements primaires, secondaires, revenus par intérêts bancaires, actions, pré-retraite…) et j’hésitais entre mettre des 0 dans toutes les cases ou ne rien écrire. On m’a toujours appris qu’il fallait remplir chaque case dans une déclaration ou un chèque, pour éviter que quelqu’un de mal intentionné ne repasse derrière moi pour y ajouter plein de zéros, entraînant ainsi mon endettement pour les 86 prochaines années, une plongée au plus profond de l’alcoolisme voire le myco-cannibalisme (une maladie consistant à ne manger que les mycoses des gens : pour ainsi dire un problème de santé publique, au même titre que la maladie de Kuru). Je résistai malgré tout, en remplissant une feuille de zéros, afin d’expulser le mal me rongeant de l’intérieur.

Après les renseignements purement administratifs, vint le moment de la transformation du boss : la page « des revenus ».  Là c’était du lourd, il y avait des cases dans tous les sens et des mots incompréhensibles pour le commun des mortels. Rhaaa et ces bruits de trottinettes et d’oiseaux, ça me rendait dingue. Sans parler du vent, c’était une vraie tempête dehors…
Bon, et les avantages en nature, est-ce que c’est imposable d’abord ? La prime de l’emploi, est-ce que j’y ai droit ? Mais où est le manuel pour comprendre tout ce bazar ? Où sont les notes de bas de page ?
Je partis en quête de l’information sur internet. Je découvris un monde parallèle où des gens posent des questions simples à des experts qui répondent en terme d' »Instruction fiscale 5B-2421n°52″ ou de décisions de « Conseil d’Etat, 14 mars 1984 ». C’est un peu comme si vous alliez sur Doctissimo, et qu’à la question « j’ai un ongle qui ressemble à une semelle écrasée, lol, qu’est-ce que je peux faire ? », des médecins passaient répondre en terme de « Dystrophie canaliforme de Heller » et de traitement « à base de biotine, soufre et levure de bières selon le Conseil de Dermatologie, 11 mars 1957 » (au lieu de simplement parler de pyélonéphrite de l’oreille).

Visiblement les avantages en nature étaient imposables, mais l’attestation annuelle du seul de mes deux employeurs à l’avoir envoyée n’en faisait pas mention. Pour simplifier les choses, la somme de mes avantages en nature mensuels trouvait une différence de 107,99€ avec le cumul annoncé par l’employeur. NON MAIS C’EST PAS BIENTOT FINI CES TRAVAUX DANS MA RUE LAAAAA ?! On dirait des Orcs en train de déferler sur le Mordor. 107,99€ : la calculatrice confirmait mes calculs.

Boromir

Pourquoi tant de peines et de doutes pour une si petite chose ? — Boromir

Après avoir admis que je devais avoir mis la somme exact de mes revenus annuels, et m’être rassuré en me disant qu’au pire je ne ferais que quelques années de prison (où j’apprendrais l’art du myco-cannibalisme), j’achevai la déclaration. Puis la recommençai, sur un conseil maternel (« ne mets pas les centimes, sinon si ta virgule passe à la trappe ils vont croire que tu as gagné deux millions d’euros »). Etant peu enclin à m’attirer des ennuis administratifs, j’utilisai donc mon deuxième imprimé de secours.

Le ciel était devenu noir. Il ne restait plus qu’à reprendre la voiture, et déposer ma déclaration avec les autres…

Un Trésor Public pour les gouverner tous, Un Trésor Public pour les trouver, Un Trésor Public pour les amener tous, et dans les ténèbres les lier.

Enfin, en cette période de récession, d’exils fiscaux d’acteurs, de comptes cachés de ministre, il était bon de se dire qu’au moins, j’avais respecté le commandement principal du fisc.

Ne Frodon pas.

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