Peut-on utiliser du DACRYOSERUM pour faire des désobstructions rhino-pharyngées ?

J’ai posé la question hier sur un petit sondage Google transmis sur Twitter et… j’ai eu des réponses largement au-delà de mes espérances !
(Je m’attendais à 20 participants et à 40 ç’aurait été un succès dans mon idée. En fait, en quelques heures, on avait dépassé les 100 avis !)

Du coup, j’en regrette presque de ne pas avoir détaillé le sondage (âge, nombre d’enfants, etc.), de ne pas avoir fait ma thèse en utilisant ce média (tellement plus facile et clair d’avoir une belle base de données comme ça !) et je regrette même par anticipation une participation sûrement moindre lors de mes prochains sondages. Oui, je suis chiant 😀

Bon, pour ceux qui n’auront pas le temps de lire la suite et qui se languissent d’impatience, la réponse est NON : pas de DACRYOSERUM® dans le nez !

Pour en savoir plus… reprenons depuis le début.

De nos jours, rien n’a changé… Pire ! Les Médecins eux-mêmes affrontent encore ce démon naso-viral, en plein été. En 2014.

Rien ne réduit la durée du rhume – 18 jours de toux et 21 jours de nez kikool.
Pris dans le tourbillon des épaisses sécrétions nasales, l’Homme redouble d’inventivité et renouvelle ses solutions… à efficacité variable (là-dessus, je vous renvoie sur le précédent billet et ses précieux commentaires, ainsi que ces quelques échanges sur Twitter).

 

Ce billet ne va pas traiter le rhume hélas, mais il va en traiter… (gné)
J’ai déjà eu cette question par des patients : « peut-on utiliser du DACRYOSERUM® pour faire des désobstructions rhino-pharyngées ? » Et j’avoue que je n’en savais rien. Sûrement oui… J’ai botté vers le pharmacien, pour qu’il juge de son côté. Pour moi, le DACRYOSERUM®, c’est du sérum physiologique avec de l’acide borique qui, s’il se met dans les yeux, doit pouvoir se mettre dans la bouche… Grossière erreur !

Afin de savoir si ça valait le coup que je m’embête (peut-être que je suis le seul dans l’ignorance quant à l’acide borique), j’ai fait un sondage via GoogleDocs et Twitter donc, et voilà ce qui en ressort de cette mini-étude :

Qui a répondu...Dacryoserum Peut-on utiliser le Dacryoserum pour une DRP ?

Qu’en retire-t-on — outre le fait que mes graphiques soient moches et que finalement j’aurais dû simplement laisser l’analyse fournie par Google Docs ?

60% des interviewés seraient méfiants quant à l’utilisation du DACRYOSERUM® pour un lavage de nez ; 40% seraient potentiellement partants (dans une situation par exemple où il resterait du DACRYOSERUM® et pas de sérum physiologique).

Ceux qui ne connaissent pas le DACRYOSERUM® (plutôt des non professionnels de santé bien sûr), sont plus méfiants : 89% n’envisageraient pas de l’utiliser pour un lavage de nez.

De façon assez amusante, la méfiance (« non et c’est dangereux », « non, pas dangereux », « je ne sais pas, plutôt non ») est répartie ainsi :

  • Non professionnels de santé : 78% de non,
  • Autre professionnels de santé : 72% de non,
  • Pharmaciens : 67% de non,
  • Etudiants en médecine : 50% de non, 
  • Médecins : 40% de non (51% de « je ne sais pas : plutôt oui », 4% de « oui mais je ne prescris pas » et 4% – soit 2 médecins – le conseillent pour le caractère remboursé). 

Voilà pour les petites analyses… 🙂 On pourrait s’amuser des heures là-dessus à tourner les chiffres dans tous les sens, mettre des intervalles de confiance, sortir des petits p significatifs pour tout, ça serait rigolo. Mais je crois que le principal est dit : l’utilisation de DACRYOSERUM® en lavage de nez est du domaine de l’envisageable par tous (22% des patients, 60% des médecins).

Maintenant, regardons si c’est dangereux ou pas…

Le DACRYOSERUM® est à base de bore, cet élément en 5ème position dans le tableau périodique de nos classes de physique-chimie…
Le bore est omniprésent : eau de mer (4-5 mg/l en moyenne), alimentation (1-4 mg/jour, jusqu’à 10 mg/j chez les végétariens), engrais, produits cosmétiques (talc, shampoings, produits de bain…), verres (PYREX®). En France, l’exposition professionnelle au bore est inférieure à sa présence dans l’alimentation : pas ou peu de risque de maladie professionnelle (5).
En médecine, nous employons donc le bore comme antiseptique, principalement à visée oculaire dans le borax/acide borique DACRYOSERUM® (ou équivalent).

Dixon et al. (6) ont identifié la toxicité du bore en terme de reproduction chez l’animal ; elle apparaît au-delà de 17,5 mg de bore/kg/jour (6,7). Chez l’homme, la fertilité ne semble pas affectée par le bore : la « capacité de reproduction » reste normale même pendant une exposition prolongée à des hautes concentrations de bore, comme par exemple des mineurs chinois exposés à 125 mg par jour (7).
Toutefois, devant les études animales, le Parlement européen a classé l’acide borique 1B en 2008, c’est-à-dire « probablement reprotoxique pour l’homme » (principe de précaution tout à fait logique, bien sûr).

Dans sa mise en garde de juillet 2013 (8), l’ANSM a défini un seuil à 0,2 mg d’équivalent bore/kg/jour pour prévenir du potentiel risque reprotoxique. Elle recommande de ne pas dépasser ce seuil chez :

  • les femmes enceintes, allaitantes, en âge de procréer sans contraception efficace,
  • le jeune homme au moment de la puberté,
  • les enfants de moins de 30 mois (3 ans au Royaume-Uni selon la monographie).

Remarquez que 0,2 mg d’équivalent bore/kg/jour, c’est trèèèèèèèèès loin des 125 mg des mineurs chinois qui étaient asymptomatiques (on supposera que les mineurs n’étaient pas des sumos de 625 kg) et également bien loin du seuil de 17,5 mg de bore/kg/jour toxiques chez les rats (on supposera qu’un humain n’est pas un rat au 1/90ème, sauf exception).
En fait, c’est bien simple, le seuil de l’ANSM avoisine la consommation de bore obtenue avec certains régimes végétariens. Pour le coup, c’est du principe de méga-hyper-précaution.

L’ANSM affirme que ce seuil ne peut être obtenu qu’avec des préparations pharmaceutiques (pansement humide à l’eau boriquée pour les plaies, glycérine boratée et eau oxygénée boratée pour les soins auriculaires ou buccaux), surtout lorsqu’elles sont utilisées de façon à favoriser l’absorption : peau lésée, muqueuse, plaie profonde, grande surface.
D’après eux, ça ne concerne pas les spécialités comme le DACRYOSERUM® donc…
Sauf qu’en pratique, une dosette de 5 ml de DACRYOSERUM® contient 22 mg d’équivalent bore : 60 mg de borax (soit 6,78 mg d’équivalent bore), 90 mg d’acide borique (soit 15,75 mg d’équivalent bore, d’après les formules de conversion retrouvées sur le site Canadien et celui de l’ANSM).
Son usage de « solution pour lavage ophtalmique » entraîne une faible absorption et c’est probablement pour ça que l’ANSM ne l’inclue pas dans les solutions à risque (le seuil de 0,2 mg/kg/j serait vite dépassé chez les moins de 100 kg sinon !)
Oui mais… si on l’avale ? Ce n’est pas fait pour, mais mon petit sondage au début montre qu’un lavage de nez au DACRYOSERUM® ne parait pas farfelu pour 40% des interviewés (sans compter qu’on a un sacré biais de sélection : en dehors d’un bon goût hors pair, mes followers sur Twitter ont un niveau socio-économique et intellectuel qu’on pourrait qualifier d’élevé, et s’intéressent suffisamment à la santé pour prendre un peu de temps pour répondre à un sondage).

Si on avale une pipette de DACRYOSERUM® donc, on explose le seuil « reprotoxique » évoqué par l’ANSM. Pour les nourrissons de 5 kg, en 6 pipettes par jour, on arrive au seuil reprotoxique chez l’animal (et la dose d’exposition chez les mineurs chinois).

Pour le risque de toxicité systémique, là pas de panique avec le DACRYOSERUM®. En aigu, les doses toxiques potentiellement létales de bore sont estimées à 15-30 g chez l’adulte, 5-6 g chez le jeune enfant, 1-3 g chez le nourrisson (9) (soit au moins 50 pipettes de DACRYOSERUM®, sachant qu’il commencera par vomir avant, etc.). L’ANSM incite à la prudence chez les enfants, les personnes âgées, les insuffisants rénaux, lors de l’utilisation d’acide borique en préparation pharmaceutique sur une peau lésée ou une grande surface, de la toxicité systémique :

  • Vomissements, diarrhées (parfois sanglantes), douleurs abdominales
  • Erythème local puis extensif, desquamation
  • Atteinte du système nerveux central : stimulation (irritabilité, délire, tremblements, convulsions…) ou dépression (dépression, confusion, léthargie, coma…)
  • Fièvre
  • Insuffisance rénale par atteinte tubulaire ; atteinte hépatique et pancréatique
  • Collapsus cardiovasculaire
  • Hypernatrémie, hyperchlorémie, hyperkaliémie, acidose métabolique (chez le nourrisson)

Afin d’illustrer cette toxicité aiguë, citons deux cas de la littérature pour bien « apercevoir » les doses nécessaires pour arriver à une toxicité :

  • un cas d’érythème des joues chez un enfant atopique de 2 ans, suite à l’application d’un tissu imprégné d’eau boriquée 4 fois par jour pendant deux semaines ; les lésions ont régressé en une semaine à l’arrêt du topique (10),
  • un cas d’ingestion accidentelle de 30 grammes d’acide borique (soit 5 litres d’acide borique à 4% !) chez un homme de 80 ans, au lieu du sulfate de magnésium en prévision d’une coloscopie, ayant nécessité le recours à une épuration extra-rénale (pas d’efficacité du charbon activé) (11).

On voit qu’il faut y aller quand même, genre boire 5 litres d’acide borique… de quoi se faire une entorse du poignet à ouvrir les pipettes de DACRYOSERUM® avant de pouvoir parler d’intoxication.
Dans les monographies internationales, une toxicité systémique chronique est également décrite chez des enfants (12) : anorexie, confusion, dermatite, troubles digestifs, troubles menstruels, anémie, alopécie, convulsions.

Donc…
Le DACRYOSERUM® n’est pas dangereux dans l’usage recommandé (lavage des yeux) parce qu’il ne passe pas dans la circulation systémique en dose dangereuse. Mais il contient de grosses doses d’acide borique : 22 mg, soit 2 fois la prise alimentaire d’un adulte végétarien… 6 pipettes valent une exposition journalière dans une mine de bore en Chine ! Chez un nourrisson de 5 kg, 6 pipettes (dose journalière souvent proposée) font atteindre le seuil reprotoxique montré chez les rats, et explosent d’un facteur 100 le seuil maximal proposé par l’ANSM !
Les risques d’intoxication par DACRYOSERUM
® sont plutôt théoriques, avec des signes digestifs et cutanés apparaissant avant les effets plus délétères (neurologique, rénal…) ; chez l’adulte, il faut boire plusieurs litres d’acide borique pour arriver à une intoxication – ce qui est possible avec des « bidons » d’acide borique utilisés pour un pansement humide par exemple, mais certainement pas avec des pipettes de 5 ml comme le DACRYOSERUM® !
Enfin, le risque reprotoxique est mal connu chez l’homme. D
e principe, il semble prudent de se méfier du risque d’ingestion de
DACRYOSERUM®, notamment en cas de mésusage pour désobstruction rhinopharyngée chez les nourrissons (présentation en dosettes similaires, remboursement par la sécurité sociale…). Ce mésusage est ignoré par l’ANSM dans leur recommandation de juillet 2013, mais les chiffres de ma mini-étude privée montrent qu’il est largement possible.
Le DACRYOSERUM® n’est pas de l’eau salé, il n’est pas fait pour être avalé !

 

1.            Özdemir S, Tuncer Ü, Tarkan Ö, Akar F, Sürmelioğlu Ö. Effects of topical oxiconazole and boric acid in alcohol solutions to rat inner ears. Otolaryngol–Head Neck Surg Off J Am Acad Otolaryngol-Head Neck Surg. juin 2013;148(6):1023-1027.

2.            Razvozzhaev AA, Starodumova TA, Nemstsveridze EI. [The experience with the topical application of non-steroidal anti-inflammatory agents for the treatment of otitis media]. Vestn Otorinolaringol. 2012;(2):66-68.

3.            Öztürkcan S, Dündar R, Katılmış H, İlknur AE, Aktaş S, Hacıömeroğlu S. The ototoxic effect of boric acid solutions applied into the middle ear of guinea pigs. Eur Arch Otorhinolaryngol. 1 mai 2009;266(5):663-667.

4.            Loock JW. A randomised controlled trial of active chronic otitis media comparing courses of eardrops versus one-off topical treatments suitable for primary, secondary and tertiary healthcare settings. Clin Otolaryngol Off J ENT-UK Off J Neth Soc Oto-Rhino-Laryngol Cervico-Facial Surg. août 2012;37(4):261-270.

5.            Centre antipoison, centre de pharmacovigilance de Lyon – Vigitox N°47 – décembre 2011 [Internet]. [cité 19 mai 2014]. Disponible sur: http://www.centres-antipoison.net/lyon/Vigitox47/Vigitox_N47.pdf

6.            Dixon RL, Lee IP, Sherins RJ. Methods to assess reproductive effects of environmental chemicals: studies of cadmium and boron administered orally. Environ Health Perspect. févr 1976;13:59-67.

7.            Scialli AR, Bonde JP, Brüske-Hohlfeld I, Culver BD, Li Y, Sullivan FM. An overview of male reproductive studies of boron with an emphasis on studies of highly exposed Chinese workers. Reprod Toxicol. janv 2010;29(1):10-24.

8.            Risques liés à l’utilisation de préparations hospitalières, magistrales et officinales contenant de l’acide borique et/ou ses dérivés (borax) – Mise en garde (25/07/2013) [Internet]. [cité 19 mai 2014]. Disponible sur: http://ansm.sante.fr/Activites/Preparations-hospitalieres/Preparations-hospitalieres/(offset)/0

9.          Gouvernement du Canada SC. Le bore [Document technique – Paramètres chimiques/physiques] [Internet]. 1997 [cité 19 mai 2014]. Disponible sur: http://www.hc-sc.gc.ca/ewh-semt/pubs/water-eau/boron-bore/index-fra.php

10.            Boric acid – Dermatitis toxica faciei in a child: case report. [cité 19 mai 2014]; Disponible sur: http://link.springer.com/article/10.2165/00128415-201214180-00055/fulltext.html

11.          Corradi F, Brusasco C, Palermo S, Belvederi G. A case report of massive acute boric acid poisoning. Eur J Emerg Med Off J Eur Soc Emerg Med. févr 2010;17(1):48-51.

12.          O’Sullivan K, Taylor M. Chronic boric acid poisoning in infants. Arch Dis Child. sept 1983;58(9):737-739.

 

Loading spinner