Démences, billet 1 : définitions historiques et actuelles des démences

Bonjour à tous !

Dans 2 mois 1/2, je présente un travail sur la maladie d’Alzheimer, et la recherche de facteurs de risque par fouille de données dans la base hospitalière du PMSI.

Je suis en pleine écriture, et finalement je me dis que c’est tout à fait partageable ici pour ceux que ça intéresse. Je vous propose donc une première partie sur les définitions des démences. Il y a sans doute pas mal d’erreurs ou maladresses, car je n’ai pas encore pris le temps de relire finement ce que j’ai écrit… Si ça vous branche, que vous lisez et que vous avez des remarques de tout ordre, évidemment ça m’intéresse… au moins jusqu’au rendu du document prévu le 14 novembre (après vous savez ce que c’est : on rend un document absolument parfait le 14, on le rouvre le 16 et on se rend compte qu’on a fait 5 fautes d’accord normalement punies en CE1 sur les 2 premières pages… donc si en plus vous vous amusez après le 14 novembre à toutes me les pointer, je vais passer un mauvais mois de décembre :D)

Je commence ma (très) longue introduction par les définitions des démences.

1.1           Historique du terme de démence

Le concept de démence (demens, dementia) remonte à l’Antiquité [1]. Initialement, le terme était un synonyme de folie, et regroupait la perte de l’esprit ou de l’intelligence et les comportements extravagants, hors des normes sociales (délires, manies…) [2]. Les premières définitions étaient politiques et juridiques pour invalider un testament et atténuer une responsabilité. Ainsi, pour Solon (638 – 558 avant Jésus-Christ), « l’altération du jugement ou de la volonté d’un individu le prive du droit de disposer comme il l’entend de ses biens, et invalide son testament ». Platon (427 – 347 avant Jésus-Christ) écrivait que « les troubles mentaux des vieillards pouvaient excuser certains crimes, comme le sacrilège, la perfidie ou la trahison » [1,3]. A la même époque, Démocrite (de la cité d’Abdère) cherchait le siège de la raison en disséquant des animaux ; cette obsession lui valut une consultation par Hippocrate, appelé par les Abdéritains inquiets [4].

Quatre siècles plus tard, Celse (25 avant Jésus-Christ, 50 après Jésus-Christ) distingue 3 variétés d’insania dansson livre III, selon leur durée, aiguë, intermédiaire ou prolongée : la frénésie (phrenitis, par exemple la fièvre), la mélancolie (melaina chole), l’insania prolongée avec hallucinations (qui imaginibus faliuntur)ou avec défaillance mentale (qui mente faliuntur).Dans la Satire X, Juvénal (47 – 128) fait le vœu d’un esprit sain dans un corps sain[1]. Il cite différents maux et dit que« de toutes les blessures corporelles, la démenceest de loin la pire. Celui qui en est atteint ne sait plus le nom de ses esclaves, ne reconnaît plus l’ami avec qui il a dîné la veille, ni les enfants qu’il a engendrés et élevés ; et par un cruel testament, il déshérite les siens et fait don de toutes ses propriétés[2] »[1].

Galien (129 – 200) reprend Celse ; il introduit la dementiadans son catalogue des désordres mentaux, dans lequel figure également la notion de sénilité, inévitable et incurable [2,5].

Le terme de démence a continué à évoluer au fil des siècles. Il apparaît en langue française dès 1381 [6], mais son emploi reste rare et on lui préfère le terme de fol ou folie(dérivé du latin follis, signifiant ballon gonflé d’air) [2].

Au XVIIèmesiècle, le juriste italien et fondateur de la médecine légale, Paolo Zacchias (1584 – 1659), nomme demential’ensemble des troubles mentaux diminuant la raison [5].

Dans son Physical Dictionary, Steven Blankaard (1650-1704) définit pour la première fois dans un ouvrage médical la démence comme « l’extinction de l’imagination et du jugement » [6].

En 1764, François Boissier de Sauvage de Lacroix, contemporain de Carl von Linné, ordonne méthodiquement 2400 maladies dans son ouvrage Nosologia Methodica sistens morborum classes. La démence (amentia)y apparaît dans la classe des « vésanies » et l’ordre des « délires », à côté de l’aliénation, la mélancholie, la folie et la démonomanie [7].

En 1785, l’écossais William Cullen (1710-1790) publie un autre ouvrage de nosographie : Synopsis nosologiae methodicae. Il y introduit le concept de névrose et distingue l’erreur de jugement (délire) de la faiblesse de jugement (fatuity) [8]. En 1797, le médecin aliéniste français Philippe Pinel traduit la fatuity par la démence, et précise sa définition : « succession rapide, ou plutôt alternative non interrompue, d’idées isolées et d’émotions légères et disparates, mouvements désordonnés et actes successifs, d’extravagance, oubli complet de tout état antérieur, abolition de la faculté d’apercevoir les objets par les impressions faites sur les sens, oblitération du jugement, activité continuelle sans but et sans dessein, et sorte d’existence automatique » [6,9]. Son élève Jean-Etienne Esquirol (le premier à avoir décrit médicalement la trisomie 21), met en avant en 1838 l’affaiblissement de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté. Il finit ainsi de séparer la démence de la manie, la mélancolie et des retards mentaux ; il écrit que « l’homme en démence est privé des biens dont il jouissait autrefois : c’est un riche devenu pauvre » [8,9].

A partir du XIXèmesiècle, plusieurs « démences » sont élucidées. En 1822, Antoine-Laurent Bayle relie pour la première fois un type de démence (« paralysie générale ») et une lésion organique cérébrale (méningite chronique, qui se révèlera un siècle plus tard correspondre à la neurosyphilis) [8]. L’introduction de « démence » dans le dictionnaire de Dechambre en 1882 par Benjamin Ball et Etienne Chambard, est considérée comme le point de départ du concept de démence utilisé au XXème siècle : « la démence n’est ni une entité morbide ni une affection primitive. C’est l’expression clinique, variable selon les conditions qui la déterminent, d’une déchéance progressive des fonctions de la vie psychique ; la chronicité et l’incurabilité en sont les deux caractères principaux ce qui la distingue des autres déchéances intellectuelles et morales, passagères et curables » [2].

En 1892, Blocq et Marinesco observent pour la première fois les plaques séniles que Redlich, en 1898, rattachera à la démence sénile [10].

La reconnaissance du caractère organique de la démence va se poursuivre durant le XXèmesiècle. En 1901, Alois Alzheimer suit Auguste Deter, une femme de 50 ans atteinte de démence. Après son décès, 5 ans plus tard, il communiquera sur cette pathologie appelée « dégénérescence neuro-fibrillaire » mais retiendra peu l’attention. Son collègue et mentor, Emil Kraepelin, retiendra l’appellation de « maladie d’Alzheimer » pour ces formes de « démences pré-séniles avec dégénérescence neuro-fibrillaire », affection considérée rare [8].

Peu à peu au cours du XXèmesiècle, d’autres démences s’individualisent : maladie de Pick, démence à corps de Lewy, démence cortico-basale… [2,8]

Il faut attendre 1968 pour que Blessed, Tomlinson et Roth montrent que beaucoup de « démences séniles » s’accompagnaient de critères cliniques et anatomopathologiques proches de la maladie d’Alzheimer [1]. En 1975, Katzman et Karasu conclurent que les cas de démences séniles devraient être inclus dans le diagnostic de maladie d’Alzheimer et que la démence d’Alzheimer serait en fait la 4èmeou 5èmecause de décès, alors qu’elle n’est pas listée dans les 200 principales causes de décès selon les tables statistiques américaines [11,12]. L’opinion commence à être sensibilisée et en 1977 a lieu à Londres le premier congrès mondial sur « la démence d’Alzheimer et les autres démences séniles ».

A partir des années 1980 et la 3èmeédition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-III), la démence n’est plus définie par le déficit de l’intelligence, du jugement ou de la pensée abstraite, mais pas un déficit mnésique associé à au moins un autre déficit des fonctions supérieures, d’intensité suffisant pour retentir sur la vie quotidienne. La nouvelle définition exige une origine organique, rejetant la notion de démences vésaniques (démences fonctionnelles terminales d’affections psychotiques, sans lésion anatomopathologique)[2].

1.2           Définitions actuelles des démences

La démence est un syndrome, dont il existe plusieurs définitions en 2018. Les deux principales sont celles de la classification internationale des maladies (CIM) et du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

1.2.1        Classification internationale des maladies

Le Bureau International de Statistique de Paris a publié la première classification des causes de décès en 1893, sous l’impulsion de Jacques Bertillon. Sa création est inspirée des classifications nosographiques de François Bossier de Sauvage de Lacroix et William Cullen, ainsi que des travaux de John Graunt (1620-1674) sur le calcul de tables de mortalité à partir des London Bills of Mortalityet des travaux de William Farr en surveillance épidémiologique (1807-1883) [13].

Entre les deux Guerres, le Bureau de Santé de la Société des Nations a poursuivi la révision décennale de la classification de Bertillon pour la 5èmeédition en 1938. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a logiquement repris cette mission dès sa création en 1945. En 1948, la sixième révision ne s’intéressa plus seulement aux causes de décès, mais plus largement aux causes de morbi-mortalité ; la classification des causes de décès devint la CIM [14]. La CIM-6 inclue pour la première fois une section de troubles mentaux.

L’OMS a publié la dixième version de la CIM (CIM-10) en 1990. La démence y était définie comme : « un syndrome dû à une maladie du cerveau, généralement de nature chronique ou progressive, dans laquelle il y a perturbation de multiples fonctions corticales supérieures, dont la mémoire, la pensée, l’orientation, la compréhension, le calcul, la capacité d’apprentissage, le langage et le jugement. La conscience n’est pas obscurcie. Les déficiences des fonctions cognitives sont généralement accompagnées, et parfois précédées, d’une détérioration du contrôle émotionnel, du comportement social ou de la motivation. Ce syndrome survient dans la maladie d’Alzheimer, dans la maladie vasculaire cérébrale et dans d’autres affections touchant principalement ou secondairement le cerveau. »

En mai 2019, l’OMS devrait adopter la CIM-11 [15,16]. La démence est définie comme :

  • un syndrome cérébral acquis,
  • caractérisé par un déclin par rapport à un niveau antérieur de fonctionnement cognitif,
  • avec une déficience dans deux domaines cognitifs ou plus (mémoire, fonctions exécutives, attention, langage, cognition et jugement sociaux, vitesse psychomotrice, capacités visuo-perceptuelles ou visuospatiales),
  • ne pouvant être entièrement attribuable au vieillissement normal,
  • interférant de façon significative avec l’autonomie de la personne dans l’exécution des activités de la vie quotidienne [16].

L’ensemble de ces conditions sont nécessaires pour retenir le diagnostic de démence. Il est également précisé que « selon les données probantes disponibles, la déficience cognitive est attribuée ou présumée être attribuable à un trouble neurologique ou médical qui affecte le cerveau, un traumatisme, une carence nutritionnelle, l’utilisation chronique de substances ou de médicaments spécifiques ou l’exposition à des métaux lourds ou autres toxines » [16].

Dans cette 11èmeédition de la CIM, la démence a initialement été classée dans le chapitre des maladies du système nerveux (neurologie) pour la première fois, avant d’être reclassée dans le chapitre des troubles mentaux, du comportement ou neuro-développementaux (psychiatrie) [17].

1.2.2        Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux

En 1950, le premier congrès mondial de psychiatrie à Paris montre que les échanges internationaux sont compliqués par l’existence de terminologies différentes, avec certains termes semblables utilisés pour désigner des concepts différents entre la classification de Kraepelin, la classification de l’école française (CIM-5) et celle de l’Association Américaine de Psychiatrie [14].

Deux ans après, l’Association Américaine de Psychiatrie publie la première édition de son DSM[14]. Les deux premières éditions (1952, 1968) étaient influencées par la psychopathologie psychanalytique et suivaient une structuration entre psychoses et névroses. Le DSM-III, dirigé par Robert Spitzer, repose sur un modèle biomédical et constitue une révolution taxinomique [14,18].

L’Association Américaine de Psychiatrie a publié le DSM-5 en mai 2013 [19]. Contrairement au DSM-IV, les troubles de mémoire ne sont plus essentiels pour porter le diagnostic, compte tenu de l’existence de types de démences pour lesquelles ces troubles apparaissent tardivement (démence fronto-temporale par exemple).

La démence y est nommée « trouble neurocognitif majeur » et répond aux critères diagnostiques suivants :

  • Évidence d’un déclin cognitif significatif par rapport au niveau de performance antérieur dans un ou plusieurs domaines cognitifs (attention complexe, fonctions exécutives, apprentissage et mémoire, langage, perception-motricité ou cognition sociale) sur la base :
    • d’une préoccupation de l’individu, d’un informateur bien informé, ou du clinicien quant à un déclin significatif de la fonction cognitive ; et
    • d’un déficit de la performance cognitive, de préférence documenté par des tests neuropsychologiques standardisés ou, en leur absence, une autre évaluation clinique quantifiée.
  • Interférence des déficits cognitifs avec l’indépendance dans les activités quotidiennes (au minimum, besoin d’aide pour les activités instrumentales complexes de la vie quotidienne telles que le paiement des factures ou la gestion des médicaments),
  • Production des déficits cognitifs non exclusivement dans le cadre d’un délirium,
  • Absence d’autre trouble mental expliquant mieux les déficits cognitifs (par exemple, trouble dépressif majeur ou schizophrénie).

Le trouble neurocognitif peut être léger (interférence avec les activités instrumentales telles que les travaux ménagers ou la gestion du budget), modéré (interférence avec les activités de base telles que l’alimentation ou l’habillage) ou sévère (dépendance totale) [19].

Par souci de cohérence, compte tenu de l’utilisation préférentielle de la CIM-10 (notamment dans les grandes bases de données), nous retiendrons le terme de « démence » dans l’ensemble du document et non de « trouble neurocognitif majeur ».

[1]En version originale : « Mens sana in corpore sano. »

[2]En version originale : « Sed omni membrorum damno major dementia, quæ nec nomina servorum, nec vultum agnoscit amici cum quo præterita cœnavit nocte, nec illos quos genuit, quos eduxit. Nam codice sævo heredes vetat esse suos. »

 

Références bibliographiques : 

[1]        Gzil Fabrice. Présentation de la première partie. Mal. Alzheimer Problèmes Philos., Presses Universitaires de France; 2009, p. 15–8.

[2]        Derouesné C. [Alzheimer and Alzheimer’s disease: the present enlighted by the past. An historical approach]. Psychol Neuropsychiatr Vieil 2008;6:115–28. doi:10.1684/pnv.2008.0122.

[3]        Porro A, Cristini C. Histoire des évolutions démentielles. Démences Au Croisem. Non-Savoirs, Presses de l’EHESP; 2012, p. 197–208.

[4]        Jouanna J. Hippocrate. Fayard; 2014.

[5]        Haustgen T. D’Hippocrate au DSM-5 : vingt-cinq siècles de classifications psychiatriques. /data/revues/00034487/v172i8/S0003448714001966/ 2014.

[6]        Berrios GE. Dementia during the seventeenth and eighteenth centuries: a conceptual history. Psychol Med 1987;17:829. doi:10.1017/S0033291700000623.

[7]        Nosologia methodica sistens morborum classes, genera et species, juxta Sydenhami mentem et botanicorum ordinem, auctore Francisco Boissier de Sauvages, … Complectens morborum classes 10. cum Prolegomenis. typis, & impensis Nicolai Pezzanae; 1764.

[8]        Dubois B, Michon A. Démences. Doin; 2015.

[9]        Albou Philippe. Esquirol et la démence. Hist Sci Médicales 2012;1:45–53.

[10]      Blanchard F, Munsch F, Novella J-L, Munsch-Roux K, Ankri J, Duarte F, et al. Grand âge et désorientation. Gérontologie Société 2001;24 / n° 98:197–218. doi:10.3917/gs.098.0197.

[11]      Katzman R, Karasu TB. Differential diagnosis of dementia. Neurol Sens Disord Elder 1975;103.

[12]      Katzman R. Editorial: The prevalence and malignancy of Alzheimer disease. A major killer. Arch Neurol 1976;33:217–8.

[13]      Knibbs SG. History of the development of the ICD n.d.:10.

[14]      Garrabé J. Approche historique des classifications en psychiatrie. Ann Méd-Psychol Rev Psychiatr 2011;169:244–7. doi:10.1016/j.amp.2011.03.002.

[15]      WHO | International Classification of Diseases (ICD). WHO n.d. http://www.who.int/classifications/icd/en/# (accessed October 28, 2013).

[16]      World Health Organization. ICD-11 – Mortality and Morbidity Statistics 2018. https://icd.who.int/dev11/l-m/en#/http://id.who.int/icd/entity/546689346 (accessed June 9, 2018).

[17]      Sathyanarayana Rao TS, Jacob KS, Shaji KS, Raju MSVK, Bhide AV, Rao GP, et al. Dementia and the International Classification of Diseases-11 (Beta Version). Indian J Psychiatry 2017;59:1–2. doi:10.4103/psychiatry.IndianJPsychiatry_66_17.

[18]      Bercherie P. Pourquoi le DSM ? L’obsolescence des fondements du diagnostic psychiatrique. Inf Psychiatr 2010;me 86:635–40. doi:10.3917/inpsy.8607.0635.

[19]      Association AP. DSM-5 – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Elsevier Masson; 2015.

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