Pourquoi je ne suis pas (encore) abonné à Prescrire

Ce post n’est pas une auto-défense (l’abonnement à Prescrire n’est pas une obligation à l’heure où je vous parle) mais une justification vis-à-vis de moi-même ; c’est presque un entretien motivationnel pour plus tard.

Ce n’est pas non plus une propagande pro ou anti-Prescrire. Mettons les choses au clair : j’apprécie énormément mes maîtres de stage et la plupart de mes amis twittos médecins abonnés à cette revue indépendante médicale. Il m’est arrivé à plusieurs reprises d’aller consulter la revue pour des questions pharmacologiques, et de la référencer dans une bibliographie. Elle a le double mérite de faire une recherche de littérature sur énormément de médicaments (que nous n’aurions pas le temps ou la capacité de faire seul) et d’avoir des avis souvent clairs et tranchés. Si je devais choisir un camp manichéen, je serais clairement dans le camp pro-Prescrire. Ne l’oubliez pas en lisant la suite.

Mais si je suis intéressé par cette revue, pourquoi ne m’y abonné-je donc pas, point d’interrogation. Listons…

  1. Je considère que je consacre suffisamment de temps à la médecine actuellement. Je ne prends même pas le temps de lire « La revue du praticien médecine générale » (que je reçois avec mon abonnement à l’association des internes locale), qui est déjà une bonne revue à mon sens – en dépit des publicités, du fait que ça soit subventionné par le laboratoire Sanofi-Aventis, et que les rédacteurs soient moins pointus en pharmacologie que ceux de Prescrire. J’avoue mon « conflit de coeur » : j’ai bossé la préparation aux ECN sur les fiches absolument géniales de la Revue du Praticien, en 5ème et 6ème années.
  2. J’apprécie beaucoup la pharmacologie, mais elle est loin d’égaler mon intérêt pour la démarche diagnostique. Je pense qu’en médecine générale, nous faisons perdre plus de chances aux patients à cause du retard diagnostique (par notre faute ou pas, ce n’est pas la question ici) ou d’un retard à la prise en charge (encore une fois du fait du médecin et/ou du patient), plutôt que par la prescription d’un médicament réellement dangereux. Le tabac a tué 73 000 personnes en 2011. Je crois qu’il faut me former en priorité sur l’optimisation de ma prise en charge des patients tabagiques, plutôt que parlementer sur la poignée de décès par arythmie cardiaque sous dompéridone (en croiserai-je un seul dans ma carrière ?)
  3. Je trouve que certains médicaments sont des ambulances sur lesquelles la revue tire à vue. Par exemple, avec les vasoconstricteurs nasaux, il y a eu, selon l’ASNM, 15 cas d’accidents vasculaires sous vasoconstricteurs nasaux (probablement sous-diagnostiqué, puisque ça dépend des déclarations en pharmacovigilance qui sont rarement faites). C’est terrible et facilement évitable pour un médicament purement de confort. Si les médecins et pharmaciens (oui oui) arrêtaient de prescrire ce type de produits dangereux, la vie serait meilleure : nous sommes d’accord. Je n’en ai jamais prescrit parce que j’ai eu cette culture du « décongestionnant nasal c’est caca ». Toutefois, je me pose quand même d’autres questions : avec plus de 260 millions de doses de paracétamol vendues par an en France (selon Lidwine Wémeau-Stervinou et al.), malgré l’excellente tolérance du produit (moins d’un effet indésirable pour 10 000 prises, selon Theriaque et le Meyer’s), combien de graves effets sont survenus sur la même période pour ce médicament « de confort » ? Et je ne parle pas du tout des anti-inflammatoires non stéroïdiens délivrés juste n’importe comment dans de nombreux cas, qui mériteraient vraiment qu’une revue telle que Prescrire s’y intéresse (insuffisance rénale aiguë sur AINS ça existe, et pas que chez les sujets âgés sous IEC ; idem pour les ulcères ; idem pour les cellulites à origine dentaire quand le patient va chez son pharmacien pour une rage de dent – oui, WTF).
  4. Il y a un côté journalistique et sensationnaliste, majoré ces derniers mois, qui m’ennuie au plus haut point. Titrer sur la couverture que la kinésithérapie respiratoire dans les bronchiolites ne sert à rien, à quoi ça mène ? Qui sont ces rédacteurs (ne signant pas) pour dénigrer ainsi une pratique, un métier ? « Ca va faire bouger les moeurs », mouais… Ca va surtout faire de la publicité pour la Revue, évidemment lever des boucliers de la part de kiné (osef, aucun kiné n’est abonné à Prescrire). Si ce sont des manières de procéder que je peux accepter dans d’autres circonstances, plus artistiques, où le star-system (comme on dit) a toute sa place, je trouve que dans le domaine de la santé ce genre d’agression publique ne devrait pas avoir lieu*.
  5. Le contenu global d’un article Prescrire est dans 95% des cas : « L’ésoperlimpimpin est nouveau. Il y a eu des cas de thrombopénie. Autant en rester au perlimpimpin, mieux éprouvé et moins cher. »  Ne pas trop prescrire est le message-clé de la Revue Prescrire. C’est déjà ce que je fais, pas du genre à proposer douze médicaments pour une « rhino-bronchite » ou « bronchite dentaire ». Ma philosophie devant une ordonnance (pas vraiment actuellement parce que je dépends des habitudes de 3 médecins différents donc je jongle), c’est « vous avez une liste de médicaments bien connus (vérifiés personnellement), avant d’ajouter un nouvel outil à votre arsenal, étudiez-le avant ».
  6. Pour avoir réalisé à titre personnel une petite analyse informelle, simpliste d’une faible partie de la littérature sur un sujet tel que traité dans Prescrire (en l’occurrence les anti-émétiques), il n’est pas possible d’avoir une opinion tranchée dans la majeure partie des cas. Conclure « ne donnez plus de dompéridone » ou « retirez le du marché » parce que « ça donne des arythmies cardiaques et élévation du QT » me semble une absurdité. Pourquoi ? Parce que ça se base sur des données de pharmacovigilance, que personne ou presque ne leur déclare les effets indésirables (c’est le sujet de ma thèse en gros et la pierre est sûrement plus à jeter au système de déclaration qu’aux médecins), que le dompéridone est l’anti-émétique le plus prescrit en France et qu’il est donc normal qu’il soit celui ayant le plus de retours (positifs jamais, négatifs parfois). Un allongement de l’espace QT est un effet indésirable commun aux neuroleptiques : quel médecin en ville fait un ECG avant de prescrire un neuroleptique ? Pourquoi le métoclopramide échapperait à ce type d’effet indésirable ? Il y a peut-être une réponse physiologique à cette question, mais elle n’est en tout cas pas discutée dans Prescrire.
  7. J’ai une culture des intervalles de confiance que Prescrire n’a pas (souvent). Je ne supporte pas de lire « diminution de 17% de la mortalité » sans savoir si c’est 17% +/- 2% ou 17 +/- 34%. Oh, bien sûr, ils savent aller les chercher quand c’est nécessaire (pour dire que c’est non significatif et qu’il faut décommercialiser souvent) – ils connaissent ça sûrement mieux que moi, ce n’est pas le souci. C’est juste que j’ai l’impression qu’on me donne une information prémâchée, trop simplifiée, pour ne pas me forcer à me poser des questions à la fin de la lecture de leur article (genre si c’est 17 +/- 15%). C’est d’ailleurs souvent le cas quand je lis Prescrire : à la fin, j’ai l’impression qu’ils ont lu et compilé toute la littérature et qu’il ne reste plus rien à chercher ou discuter sur le sujet. Et finalement quand on fait des recherches, on se rend compte que la vérité est moins rassurante, moins Bisounours (« lui il est méchant, lui c’est le soleil »).
  8. J’ai lu « l’histoire collective du chemin d’un texte de Prescrire ». Pour autant, non : je n’aime pas que le nom des rédacteurs ayant participé à l’écriture de tel ou tel article soit remplacé par un sobre « Prescrire ». Je ne suis pas pour ou contre l’individualisme, je n’ai rien contre l’anonymat, je participe avec plaisir à des oeuvres collectives… Mais j’ai été (et suis) rédacteur en chef de 2 journaux amateurs et j’ai honnêtement du mal à croire que 10-40 personnes, bénévolement, puissent faire une recherche bibliographique sur le sujet qui leur est soumis à critique, quand on connait les difficultés à garder les rédacteurs motivés… Je suis aussi sceptique quant aux « spécialistes du sujet » contactés pour donner un avis sur l’article : dans un milieu où les publications attitrées ont un impact important, je me permets d’émettre une réserve. Est-ce que ce Prescrire en signature n’est pas parfois juste un cache-misère pour dire que le sujet a été traité par des professionnels de santé éloignés de la spécialité concernée ? Cette réserve pourrait être facilement levée si au lieu de la signature Prescrire on avait les noms/fonctions du rédacteur principal, rédacteur référent, spécialistes convoqués (pas forcément les 10-40 relecteurs).
  9. Certains articles sont des modes de vie en autarcie, avec pour seules références des articles de Prescrire (et tous les articles auto-référencent Prescrire). En gros, ça revient à dire « nous avons raison car nous l’avons déjà dit, à un moment où nous avions déjà raison ». Faire un travail sur plusieurs années pour avoir des données de même qualité sur tous les médicaments est un objectif louable partiellement atteint par Prescrire (à mon sens), mais à force de se refermer comme une coquille d’huître, on va finir par avoir l’autarcie de l’ostracisme (voilà, c’est fait). De la même façon, ne pas consacrer de page (hors le courrier des lecteurs) des manuscrits adressés spontanément par des auteurs n’est pas judicieux à mon sens pour l’ouverture d’esprit. Il faut avoir vraiment investi à fond sa confiance dans la revue pour se contenter d’auto-référence.
  10. De ce dernier point découle un insupportable côté bon élève avec la citation annuelle des lecteurs émérites. Quid des non cités ? Quid (pire) des non lecteurs ? Je saisis bien la nuance entre « bien lire » et « être un bon médecin », mais franchement l’amalgame est aisé…

Voilà un peu mon petit tour d’horizon. Il est très probable que d’ici quelques mois / années, je m’abonnerai à la Revue Prescrire, pour son mode de fonctionnement plus que respectable (pas de pub, etc.), ses articles globalement d’excellente qualité et parce que les médecins que je connais qui l’utilisent sont à mon sens de très bons médecins. Je relirai mon post à cette occasion. J’espère que je ne perdrai pas mon sens critique à force de lire Prescrire, que je ne la citerai pas comme la Bible de la médecine, et que je saurai garder assez d’ouverture comme mes amis sur Twitter ou mes praticiens. Et j’espère qu’un jour, à force de lire la même revue EBM, je n’oublierai pas que la clinique et le bon sens ont encore une place importante à côté de l’Evidence-Based Medecine.

 

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* Petit aparté… De la même façon, je ne compte pas signer la pétition de Bruit des sabots (un ami sur Twitter par ailleurs, aucune animosité envers lui ou ceux qui ont signé) : je suis contre cette insurrection contre une autre profession (votre travail de visiteur médical ne devrait pas exister, vous faites du mal aux patients, on va signer contre vous : wait, what ?). Nous sommes dans un contexte économique particulièrement difficile, et je ne veux pas être à l’origine de la suppression de 16 000 emplois.
Je trouve quand même étrange que des personnes luttant contre les objectifs ou « critères intermédiaires » (ex. le LDL-cholestérol diminué par la statine versus la réduction de morbi-mortalité cardiovasculaire, qui est le vrai but) puissent penser que la suppression de la visite médicale en France est un objectif principal d’amélioration de la qualité de prise en charge des patients. Le problème n’est pas la visite médicale, le problème c’est les médecins qui ne se forment pas / plus, voire n’ont jamais été vraiment formés. Bon, je vous ai mis le lien de la pétition, vous avez le droit d’être en désaccord avec moi. Je me pose simplement la question du bénéfice de la suppression de 16000 postes sur la prise en charge de patients, versus le risque de cette suppression de masse… (NB. Je ne recevrai pas la visite médicale, ce n’est pas le sujet. Je ne suis pas « les médecins » dans sa globalité).

Même avis pour l’affiche du Docteur Dominique Dupagne contre le programme sophia de la CNAMTS qui crée à mon sens un climat défavorable entre le patient et la sécurité sociale (à qui il doit en partie sa santé, le système français est critiquable mais franchement bien fonctionnel). Le médecin se place ici au-dessus de la sécu. De façon détournée, ce genre de mise en avant est à mon humble avis nuisible pour les autres relations entre le patient et tout autre médecin ne se prononçant pas contre ce système Sophia.
Par ailleurs, comme je dis plus haut que je suis contre toute animosité, je rappelle si besoin était, que le Dr. Dupagne est un pionnier de la formation médicale indépendante, quelqu’un qui a beaucoup travaillé et travaille encore beaucoup pour la meilleure prise en charge ambulatoire des patients possible… Je ne suis juste pas d’accord avec tout ce qu’il dit (idem que pour Prescrire ou B.), mais je m’y intéresse forcément au moins très respectueusement.

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