Les trois petits canulars

J’ai longuement détaillé l’histoire du canular « accidents de trottinettes et hydroxychloroquine », co-écrit avec Matthieu Rebeaud, Florian Cova et Valentin Ruggeri dans mon billet de blog intitulé « le meilleur article de tous les temps« . J’en ai aussi parlé au congrès CNGE 2021, CMGF 2022… et en Suisse au SSMIG en septembre 2022 pendant 1 heure, sur invitation du Pr Dagmar Haller (grand témoin au CNGE 2021, qui m’y avait entendu).

Une heure, c’est long… alors j’ai complété par d’autres incursions dans le monde absurde des revues prédatrices ! Voici la suite !

Episode 2. Etre reviewer pour une revue prédatrice.

J’en avais parlé aussi dans le premier billet de blog : en septembre 2020, Science Domain International (l’éditeur de l’Asian Journal of Medicine and Health dont on avait démasqué au grand jour la supercherie) m’a contacté pour être relecteur d’un article dans un autre de leur journal… Cocasse…

Leur demande : que ça aille vite en 3 jours, parce que l’auteur en avait besoin pour sa thèse !

Ma réponse a été simple et contenait surtout l’incitation à « ne surtout pas publier dans un journal de Science Domain International qui publie des revues prédatrices » (transmis aussi via Messenger pour m’assurer que l’auteur le lirait).

L’éditeur m’avait répondu pour me remercier de contribuer à la qualité de la revue…

… et bien qu’ils m’ont retiré des reviewers, et que l’article a été publié, ils m’ont quand même envoyé un joli diplôme de contribution à la qualité du journal.

J’habite à Ankh-Morpork, oui.

Il semble difficile de faire changer les choses même en répondant aux reviewing pour dissuader les auteurs…

Interlude. En savoir plus sur les revues prédatrices et les canulars

La définition des revues prédatrices est qu’elles donnent priorité à l’intérêt personnel sur l’érudition, sont caractérisées par des informations fausses ou trompeuses, avec des écarts par rapport aux meilleurs pratiques éditoriales et de publication, un manque de transparence et/ou des pratiques de sollicitation agressives et sans discernement. La définition reste volontiers floue, car il existe une vaste zone grise de revues difficiles à faire entrer dans la case « prédateur » ou la case « non prédateur »…

En réalité, les revues prédatrices sont une partie du problème, et aussi une conséquence du problème plus vaste au sein des revues médicales. En pratique, les chercheurs paient les éditeurs pour avoir accès aux articles qu’ils ont eux-mêmes financés, écrits, publiés (parfois en payant), relus et corrigés pour leurs pairs… Le tout en le faisant aussi souvent et aussi rapidement que possible (« Publish or perish », une expression utilisée pour la première fois en 1928 en Sociologie et recherche sociale).

A cela s’ajoute l’examen accéléré (et toute la zone grise où il est difficile et parfois long de déterminer si une revue / un éditeur est prédateur ou non donc…), les conflits d’intérêts (avec le comité de rédaction par exemple), les preprints repris dans la presse, « l’infodémie » ou encore les fakenews relayées à tout va — parfois sous forme d’article, d’interview télévisée, de livre chez un éditeur aussi prestigieux qu’Albin Michel… Tout le monde est concerné par ces fake-news en santé, y compris le directeur général de l’Assurance Maladie par exemple.

Il existe des outils pour repérer et éviter les revues prédatrices :

Et évidemment, il y a de nombreuses personnes et associations qui luttent contre les revues prédatrices : Hervé Maisonneuve, Leonid Schneider, Elisabeth Bik, CoopIST, Retraction Watch, PubPeer

Notre article a sûrement été le canular le plus largement diffusé auprès des non-scientifiques (une blague par phrase, pop-culture, sujet qui captivait tout le monde à un moment particulier de nos vies – COVID-19 et HCQ)… mais ce n’était pas le premier ! Citons par exemple :

  • Who’s afraid of peer review? (Bohannon, Science 2013) – global map of journal fraud : l’auteur a diffusé le même modèle d’article à 304 revues prédatrices, est passé dans 255 comités de lecture et a été accepté 157 fois (60 %) et rejeté 98 fois. Les articles étaient sur le modèle « Molecule X from lichen species Y inhibits the growth of cancer cell Z » avec des conclusions non étayées par les données, des faux auteurs et de fausses affiliations.
  • David Philips and Andrew Kants (Bentham Publisher, 2009): Deconstructing access points. Non publié, car aurait coûté 800$
  • Alain Sokal (Social Text, 1996) — Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity
  • ou encore l’incroyable canular de David Mazières and Eddy Kohler (soumis au congress WMSCI 2005… puis soumis par Peter Vanplew à International Journal of Advanced Computer Technology, 2014). L’article a été accepté mais n’a pas été publié (quel dommage !) car l’éditeur — qui a noté « excellent » — réclamait 150$.

Il y a également de nombreuses blagues / poissons d’avril :

  • Tous les BMJ de Noël…
  • Georges Perec et son Experimental Demonstration of the Tomatopic Organization in the Soprano (Cantatrix sopranica L.) publié dans la section « Pitres et travaux » du JIM 103 en 1980

… et parfois des fraudes (fausse photo de Nessie par le chirurgien Wilson en 1934, fausse autopsie alien par Fox TV en 1995…). On peut s’amuser à différencier les fraudes et canulars par un tableau croisé :

Ne pas tromper le lecteurTromper le lecteur
Ne pas tromper le journalPublication « normale »Canular pour une blague / Poisson d’avril (le journal est complice)
Tromper le journalCanular pour démontrer une fraude (le lecteur est complice)Fraude
Fraude ou canular ?

Episode 3. A New Hope for General Medicine in A Start-Up Nation (Journal of Clinical Medicine: Current Research, ACAD-WISE)

Revenons au vif du sujet !

Quand j’ai appris que j’avais une présentation d’une heure à faire en Suisse, je me suis posé quelques questions fin juin 2022 : est-ce encore aussi facile de publier dans une revue prédatrice ? Peut-on négocier les tarifs ? (certains canulars réalisés par d’autres n’ont pas pu aller au bout de leur démarche à cause des sommes d’argent réclamées).

J’ai donc simplement ouvert ma boîte de courrier indésirable et répondu à « Lucy » d’ACAD-WISE qui souhaitait un commentaire sur un article publié sur les bodybuilders.

J’ai construit un texte automatique en équivalent start-up de lorem ipsum, via Corporate Ipsum, je l’ai appelé « A NEW HOPE FOR GENERAL MEDICINE IN A START-UP NATION« , et j’ai soumis le 7 juillet.


Le 11 juillet, il était accepté sans changement (quelle bonne nouvelle !)

… mais avec des frais de publication à 919$ ! J’ai donc négocié : d’abord ils m’ont proposé 619$…

Mais en continuant, nous sommes arrivés 5 jours plus tard à nous mettre d’accord sur… 39$ !

L’article est publié

Vous pourrez lire l’article directement derrière ce lien… ou ci-dessous ! En page 2, j’ai inventé le « moulin à vent de l’accès aux soins » (on appréciera l’ironie en haut à gauche où j’incite à communiquer sur les « revues prédatrices (comme celle-ci, où j’ai payé 39$ au lieu de 919$ — toujours essayer de négocier !) »

Episode 4. A New Hope for General Medicine an a Start-up Nation (Journal of Medicine and Public Health, Medtext Publications)

J’ai senti quand même que je pouvais faire mieux dans les négociations. Maintenant que j’avais obtenu un nouveau seuil (39$ au lieu de 919$… nous n’avions pas négocié les 85$ pour l’article « trottinette-hydroxychloroquine), et que l’article était publié pour illustrer mon propos au congrès de la SSMIG en Suisse, je pouvais m’amuser encore davantage.

J’ai donc soumis le même article (sans la figure cette fois) à une autre revue en août (toujours en répondant dans mes spams). Ca a été rapidement accepté…

La facture était par contre salée : 2042,25$ pour une page !

On ne se mouche pas du coude ! (Pourtant, c’est recommandé contre la COVID)

S’en est suivie la conversation la plus bornée que j’ai eue ces derniers mois, où j’ai répété mécaniquement que je ne pouvais pas au-delà de 20$.

Je propose 20$
Ils répondent : -50% (1000$)
Je réponds que je ne peux pas
Ils proposent 500$
Je réponds que je suis limité à 20$
Ils proposent 200$, leur minimum
Je réponds : 20$
Ils me disent : 50$…
Je réponds : 20$…
Ils acceptent à 24$…

Et finalement… je n’ai pas payée, car l’article était mis en ligne pendant les négociations ! Ils l’ont même réaugmenté à 236$ discrètement le 10 novembre 2022… Mais toujours pas réglée au 22 mars 2023, et l’article est pourtant toujours en ligne…

24$, en retard au 1er septembre 2022
Réaugmentation à 236$ en novembre

Vous pouvez lire cet article derrière le lien ou ci-dessous… C’est exactement le même que le précédent. L’humour n’était pas dans l’article, mais dans les échanges…

Episode 5. Incessant Solicitations: You’re not Alone! (Archives in Biomedical Engineering & Biotechnology)

Enfin, après avoir démontré qu’on pouvait négocier très largement les prix dans ces revues prédatrices pour avoir des canulars, je me suis dit qu’il était temps de publier un article sur comment éviter les revues prédatrices dans une revue prédatrice.
J’ai donc répondu à Archives in Biomedical Engineering & Biotechnology dans mes spams, et nous avons débuté une correspondance par mail à l’image de celles ci-dessus.

Vous pouvez lire l’article derrière ce lien, ou ci-dessous.
Au point 8, j’explique notamment les négociations : « Huitièmement, ne payez pas… au moins pas autant. Négociez ! Divisez le prix par 100. Expliquez que vous ne pouvez pas payer 1000$ mais que vous voulez bien payer 25$ ! J’ai négocié de 919 à 39$ pour J Clin Med Current Res et celui-ci je l’ai eu pour 30$. Une bonne affaire. Et vous pourriez avoir des échanges drôles et surréalistes, valant presque cette somme d’argent ». En page 2, je suis aussi ravi d’avoir pu faire enfin publier dans une revue la figure de David Mazières, Eddy Kohler et Peter Vanplew sur « Get me off your fucking mailing list ».

En espérant qu’ils finissent par nous entendre…

Cette incursion dans leur monde pour mieux comprendre les revues prédatrices fera l’objet d’une présentation cette après-midi au CMGF2023 ! Venez nombreux 😉

EDIT du 16 septembre 2023 :

Loading spinner